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le stoïcisme. Quelques lecteurs, lourds d’esprit et lents d’intelligence, aiment pourtant assez qu’en un sujet didactique l’auteur commence par son commencement.

Si les stoïciens n’ont pas inventé la casuistique, ils sont du moins les premiers qui l’aient réduite en art, ou plutôt en science, et traitée dans l’école comme une partie de la morale. De tous les écrits de cette grande doctrine, quand on n’aurait sauvé que les Devoirs de Cicéron et les Lettres de Sénèque, c’en serait assez pour nous édifier. Les controverses qui s’y agitent sont bien celles qu’agiteront plus tard les casuistes catholiques, celles mêmes qui s’agitent ou qui devraient quotidiennement s’agiter parmi nous. « Peut-on donner en paiement de la fausse monnaie qu’on a reçue soi-même ? » demandait-on dans l’école ; et Diogène de Babylone, qui n’était pas un jésuite, ni même un chrétien, répondait oui, mais Antipater disait non. Je crains fort que beaucoup d’honnêtes gens, aujourd’hui même, ne fussent en théorie de l’avis d’Antipater, mais de celui de Diogène en pratique. « Vendant un vin qui n’est pas de garde, peut-on n’en pas prévenir l’acheteur ? » On le peut, disait Diogène, toujours indulgent au pécheur, mais, d’après Antipater, plus sévère, on ne le peut pas. Je crains ici qu’en théorie même un trop grand nombre de commerçans n’accusât le confrère qui suivrait la négative de gâter, comme l’on dit, le métier. On me demandera ce que j’en sais, et de quel droit je réponds ainsi pour ceux qui ne m’en ont point chargé ? C’est ce que je vais essayer de dire : « Un homme arrive à Rhodes avec une forte cargaison de blé : il y a disette dans l’île et il vendrait cher sa marchandise. Mais il sait que derrière lui d’autres vaisseaux arrivent, également chargés de grains. En préviendra-t-il les Rhodiens ? » Diogène dit toujours non, Antipater toujours oui, Cicéron aussi, vous aussi, et moi-même. Changez cependant les noms des choses et généralisez le cas particulier, la solution de Diogène est si bien celle du commerce que l’économie politique en a fait ce qu’on nous appelons la loi de l’offre et de la demande.

Plus graves encore, plus difficiles à décider sont les conflits qui s’élèvent quotidiennement entre nos devoirs. Les stoïciens les ont également connus et discutés. « Devons-nous encore de la reconnaissance à notre bienfaiteur devenu l’ennemi de notre patrie ? » se demande par exemple Sénèque, et il n’en peut sortir qu’à force de distinctions. Nous devons et nous ne devons pas. Cela dépend du genre de service que l’on nous a rendu ; cela dépend aussi de l’espèce du service que l’on nous réclame en retour ; cela dépend enfin de mille circonstances particulières dont la rencontre modifiera la nature de notre devoir. « Un fils doit-il dénoncer son père, voleur des deniers publics ? » se demande Cicéron, et les distinctions, encore ici, de suivre la question. En effet, la réponse dépend avant tout de celle que