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n’est indifférent à l’humanité tout entière ; mais, dans le temps où nous vivons, je ne vois que des saints ou des brutes qui puissent se passer d’un peu de casuistique, rappelle du nom de saints ces âmes d’élite, si vous en connaissez quelqu’une, qui, comme un général reconnaît du premier coup d’œil le point faible d’un champ de bataille, démêlent d’inspiration le sophisme caché dans les suggestions de l’intérêt ou de l’instinct et vont droit au devoir. J’appelle du nom de brutes ces tempéramens grossiers qui prennent pour loi ce qu’ils nomment leur nature, et qui sont convaincus qu’ils marchent toujours droit tant qu’ils vont où l’impulsion de l’animalité les pousse. Il y a peu de brutes, et encore moins de saints. Mais ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre, et qui composent la foule des hommes, ont besoin, pour se conduire à travers les complications de la vie, d’une longue, patiente, délicate éducation morale, et cette éducation, la casuistique seule est en état de la leur donner.

On dit : Le devoir est clair, et, sans tant épiloguer, nous n’avons qu’à suivre ce que nous dicte notre conscience. Mais encore faudrait-il savoir le degré de culture que cette conscience a reçu, si différent, que, d’une latitude ou d’un siècle à l’autre, il fait, comme l’on sait, varier toute la morale. Prenez pour exemple une loi qui déjà n’est plus tout à fait générale, puisqu’elle prétend nous donner un principe de distinction et de hiérarchie des devoirs : « Je dois plus à l’humanité qu’à ma patrie, à ma patrie qu’à ma famille, à ma famille qu’à mes amis, à mes amis qu’à moi-même ; » et, de cette hauteur, essayez de descendre aux applications. Si je dois plus à l’humanité qu’à ma patrie, le quaker a donc raison quand il refuse le service militaire ? et pourquoi ne refuserait-il pas l’impôt sous prétexte qu’il l’emploiera mieux à soulager des misères qui l’entourent ? Si je dois plus à mes amis qu’à moi-même, je devrai donc consentir à mon déshonneur personnel pour peu que mes amis en puissent retirer quelque utilité certaine, ou peut-être même l’encourir pour le leur éviter ? Et puis n’y a-t-il pas des cas où les devoirs de la famille cessent de m’obliger ? comme des cas où je puis me croire libéré de ceux de l’amitié ? Jusqu’à quel point le fils est-il tenu de son devoir de fils envers un père qui lui commande ou lui demande un crime ? Jusqu’à quel point le père est-il tenu de son devoir de père envers un fils ingrat ? Veut-on distinguer et diviser encore ? On le peut ; et même on le doit. Quand est-ce qu’un fils est ingrat envers son père ? L’est-il pour désobéir à sa volonté, quelle qu’elle soit, formellement exprimée ? L’est-il pour avoir pris une profession qui ne lui convenait pas ? L’est-il pour avoir pris femme contre son grè ? ou, dans un autre ordre d’idées, un fils est-il ingrat pour refuser d’aider son père dans une entreprise qu’il croit désastreuse ? pour mesurer le secours qu’il lui donne aux obligations