Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

portes du palais, retenir l’empereur et ses ministres et s’écrier, en face de la mort, que « l’empire est un beau linceul ! ». Petite-fille de Cléopâtre, cousine de Lucrèce Borgia, grand’mère de Catherine II, une telle femme avec un tel époux, voilà, j’imagine, des protagonistes ! À côté d’eux, un Tribonien, encore révéré dans nos écoles ; un Bélisaire, revendiqué par l’histoire contre la légende, magnanime héros et grand homme de guerre, qui joint au caractère d’un Turenne l’industrie d’un Annibal ; et sa femme Antonine, courtisane impénitente, amie de Théodore, Antonine qui règne sur son cœur et par qui l’impératrice le gouverne ; et Narsès, émule de Bélisaire par ses talens ; et le reste de cette cour, et les environs, peuplés de figures si diverses et toutes frissonnantes de vie !

Dans quel drame ces personnages vont-ils se heurter ? Nous l’ignorons ; mais sans doute les scènes de ce drame seront des crises de passion où se révéleront à plein des caractères ; ces caractères, à la fois humains et particuliers, seront éclairés par le reflet de décors exacts, d’un byzantinisme autrement byzantin que la turquerie de Bajazet n’est turque. Pauvre Racine ! Il écrivait dans sa préface : « La principale chose à quoi je me suis attaché, ç’a été de ne rien changer ni aux mœurs, ni aux coutumes de la nation ! » Mais ni sa mise en scène, ni sa dramaturgie ne lui permettaient de nous montrer plus qu’une demi-douzaine d’habitans de Constantinople, enfermés dans une salle du sérail, et qu’à peine quatre caractères enfermés dans une rigoureuse action. Ajoutez, d’ailleurs, qu’il était gêné par le style pompeux de la tragédie : avec ces moyens, il faut l’honorer d’avoir tant fait et le plaindre de n’avoir pu faire davantage. Mais nous ! Nous avons toute liberté de style pour reconstituer le dialogue quotidien du VIe siècle. Arrière l’antiquité d’Olympie, animée par les tragiques grecs, coiffée d’une perruque Louis XIV par nos classiques ! Arrière la turquerie, faite à son image ! À nous l’antiquité de Tanagra, douée de la parole par Lucien ; encore Lucien n’est-il que du second siècle de notre ère ; la familiarité, en quatre cents ans, a pu faire des progrès. Nous avons toute liberté de dramaturgie ; nous pouvons multiplier les personnages, et les laisser grouiller et s’espacer dans un nombre indéfini de tableaux ; ce n’est pas quatre Byzantins, mais tout le peuple, et Byzance, elle-même, que nous pouvons exposer sur les planches. Ainsi Shakspeare, dans ses grandes compositions, Coriolan, Jules César, ou bien Antoine et Cléopâtre, mettait Rome ou l’Égypte ; ainsi mettait-il l’Angleterre dans Richard II et dans Richard III, et dans Henri IV ; — avec cette différence que, sous Shakspeare, ainsi que l’a dit M. Taine, l’imagination du public tenait l’emploi de machiniste, et de décorateur et de costumier : à peine si quelques tapisseries et quelques oripeaux l’aidaient ; elle acceptait un jeune garçon pour une reine et se laissait figurer une bataille par un roulement de tambour. Ah ! que les temps