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sceptique. Ses trois disciples se penchèrent plus attentivement, la sympathie naquit, elle donna une profondeur toute nouvelle a leurs œuvres ; chez Dostoïevsky, cette sympathie s’exalta en pitié désespérée pour les humbles, et sa pitié le fit maître de ce peuple, qui crut en lui. — Il y a des liens secrets entre toutes les formes d’art nées à la même heure ; l’inclination qui porta ces écrivains russes à l’étude de la vie réelle et l’attrait qui ramenait, vers la même époque, nos grands paysagistes français à l’observation de la nature semblent découler du même sentiment. Corot, Rousseau, Millet donneraient une idée assez exacte de la tendance commune et des nuances personnelles dans les trois talens que nous déchiffrons ; la préférence que l’on garde à l’un de ces peintres préjuge le goût que l’on ressentira pour l’un de ces romanciers. Je ne voudrais pas forcer la comparaison, mais elle est encore le seul moyen de mettre vite l’esprit à l’aise dans l’inconnu : Tourguénef a la grâce et la poésie de Corot ; Tolstoï, la grandeur simple de Rousseau ; Dostoïevsky, l’âpreté tragique de Millet.

En entrant dans l’œuvre et dans l’existence de cet homme, je convie le lecteur à une promenade toujours triste, souvent effrayante, parfois funèbre. Que ceux-là y renoncent qui répugnent à visiter les hospices, les salles de justice, les prisons, qui ont peur de traverser la nuit les cimetières. Je serais un voyageur infidèle si je cherchais à égayer une route que la destinée et le caractère ont faite uniformément sombre. J’ai la confiance que quelques-uns me suivront, même au prix de fatigues : ceux qui estiment que l’esprit français est grevé d’un devoir héréditaire, le devoir de tout connaître du monde, pour continuer l’honneur de conduire le monde. Or la Russie des vingt dernières années est une énigme inexplicable, si l’on ignore l’œuvre qui a laissé dans ce pays la plus profonde empreinte, les ébranlemens les plus intimes. Examinons des livres d’une si grande conséquence, et d’abord le plus dramatique de tous, la vie de l’homme qui les conçut.


I

Il naquit en 1821, à Moscou, dans l’hôpital des pauvres ; par une destination implacable, ses yeux s’ouvrirent sur le spectacle dont ils ne devaient jamais se détourner, sur les formes les plus envenimées du malheur. Son père, un médecin des armées en retraite, était attaché à cet établissement. Sa famille appartenait à ces rangs infimes de la noblesse où se recrute le peuple des petits fonctionnaires : comme toutes ses pareilles, elle possédait un modeste bien et quelques serfs, dans le gouvernement de Toula. On menait