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par une foule d’ombres chinoises qui tourbillonnent au travers du récit : grands enfans sournois, bavards et curieux, occupés d’une inquisition perpétuelle dans l’âme d’autrui. Presque tout le roman se passe en conversations où deux bretteurs d’idées essaient mutuellement de s’arracher leurs secrets avec des astuces de Peaux-Rouges. Le plus souvent c’est le secret d’un dessein, d’un crime ou d’un amour ; alors ces entretiens rappellent les procès-verbaux de la a chambre de question » sous Ivan le Terrible ou Pierre Ier ; c’est le même mélange de terreur, de duplicité et de constance, demeuré dans la race. D’autres fois les disputeurs s’efforcent de pénétrer le dédale de leurs croyances philosophiques et religieuses ; ils font assaut d’une dialectique tantôt subtile, tantôt baroque, comme deux docteurs scolastiques en Sorbonne. Telle de ces conversations rappelle les dialogues d’Hamlet avec sa mère, avec Ophélie ou Polonius. Depuis plus de deux cents ans, les scholiastes discutent pour savoir si Hamlet était fou quand il parlait ainsi ; suivant qu’on décide la question, la réponse s’applique aux héros de Dostoïevsky. On a dit plus d’une fois que l’écrivain et les personnages qui le reflètent étaient simplement des fous : dans la même mesure qu’Hamlet. Pour ma part, je crois le mot inintelligent et mauvais ; il faut le laisser aux âmes très simples, qui se refusent à admettre des états psychiques différens de ceux qu’elles connaissent par l’expérience personnelle. Il faut se souvenir, en étudiant Dostoïevsky et son œuvre, d’une de ses phrases favorites, qui revient à plusieurs reprises sous sa plume : « La Russie est un jeu de la nature. » — Etrange anomalie, dans quelques-uns de ces lunatiques décrits par le romancier ! Ils sont concentrés dans leur contemplation intime, acharnés à s’analyser ; l’auteur leur commande-t-il l’action ? Ils s’y précipitent d’un premier mouvement, dociles aux impulsions désordonnées de leurs nerfs, sans frein et sans raison régulatrice ; vous diriez des volontés lâchées en liberté, des forces élémentaires.

Observez les indications physiques reproduites à satiété dans le récit ; elles nous font deviner la perturbation des âmes par l’attitude des corps. Quand on nous présente un personnage, ce dernier n’est presque jamais assis à une table, livré à quelque occupation. « Il était étendu sur un divan, les yeux clos, mais ne sommeillant pas… Il marchait dans la rue sans savoir où il se trouvait… Il était immobile, les regards obstinément fixés sur un point dans le vide… » Jamais ces gens-là ne mangent ; ils boivent du thé, la nuit. Beaucoup sont alcooliques. Ils dorment à peine, et, quand ils dorment, ils rêvent ; on trouve plus de rêves dans l’œuvre de Dostoïevsky que dans toute notre littérature classique. Ils ont presque toujours la fièvre ; vous tournerez rarement vingt pages sans rencontrer l’expression « état fiévreux. » Dès que ces créatures agissent et