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bonheur. » Ailleurs il dira : « Je crains de n’être pas digne de ma souffrance. » Et cent autres semblables. Il vit dans un monde d’usuriers, de menteurs, de coquins ; ces gens le traitent d’idiot, mais l’entourent de respect et de vénération ; ils subissent son influence et deviennent meilleurs. Les femmes aussi rient d’abord de l’idiot, elles finissent toutes par s’éprendre de lui ; il ne répond à leurs adorations que par une tendre pitié, par cet amour de compassion, le seul que Dostoïevsky permette à ses élus.

Sans cesse l’écrivain revient à son idée obstinée, la suprématie du simple d’esprit et du souffrant ; je voudrais pourtant la creuser jusqu’au fond. Pourquoi cet acharnement de tous les idéalistes russes contre la pensée, contre la plénitude de la vie ? Voici, je crois, la raison secrète et inconsciente de cette déraison. Ils ont l’instinct de cette vérité fondamentale que vivre, agir, penser, c’est faire une œuvre inextricable, mêlée de mal et de bien ; quiconque agit crée et détruit en même temps, se fait sa place aux dépens de quelqu’un ou de quelque chose. Donc ne pas penser, ne pas agir, c’est supprimer cette fatalité, la production du mal à côté du bien ; et, comme le mal les affecte plus que le bien, ils se réfugient dans le recours au néant, ils admirent et sanctifient l’idiot, le neutre, l’inactif ; il ne fait pas de bien, c’est vrai, mais il ne fait pas de mal : partant, dans leur conception pessimiste du monde, il est le meilleur.

Je cours au milieu de ces géans et de ces monstres qui me sollicitent ; mais-comment passer sous silence le marchand Rogojine, une figure très réelle, celle-là, une des plus puissantes que l’artiste ait gravées ? Les vingt pages où l’on nous montre les tortures de la passion dans le cœur de cet homme sont d’un grand maître. La passion, arrivée à cette intensité, a un tel don de fascination que la femme aimée vient malgré elle à ce sauvage qu’elle hait, avec la certitude qu’il la tuera. Ainsi fait-il, et, toute une nuit, devant le lit où gît sa maîtresse égorgée, il cause tranquillement de philosophie avec son ami. Pas un trait de mélodrame ; la scène est toute simple, du moins elle parait toute naturelle à l’auteur, et voilà pourquoi elle nous glace d’effroi. Je signale encore, tant les occasions d’égayer cette étude sont rares, le petit usurier ivre qui « fait tous les soirs une prière pour le repos de l’âme de Mme la comtesse Du Barry. » Et ne croyez pas que Dostoïevsky veuille nous réjouir ; non, c’est très sérieusement que, par la bouche de son personnage, il s’apitoie sur le martyre de Mme Du Barry durant le long trajet dans la charrette et la lutte avec le bourreau. Toujours le souvenir, de la demi-heure du 22 décembre 1849.

Les Possédés, c’’est la peinture du monde révolutionnaire nihiliste. Je modifie légèrement le titre russe, trop obscur, les Démons. Le romancier indique clairement sa pensée, en prenant pour épigraphe