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cherche, dans la politique. Dostoïevsky nous montre les diverses catégories d’esprits où se recrute la secte ; d’abord le simple, le croyant à rebours, qui met sa capacité de ferveur religieuse au service de l’athéisme ; notre auteur trouve un trait frappant pour le peindre. On sait que, dans toute chambre russe, un petit autel supporte des images de sainteté : « Le lieutenant Erkel, ayant jeté et brisé à coups de hache les images, disposa sur les tablettes, comme sur trois pupitres, les livres ouverts de Vogt, de Moleschott et de Buchner ; devant chacun des volumes il alluma des cierges d’église. » — Apres les simples, les faibles, ceux qui subissent le magnétisme de la force et suivent les chefs dans tous les tours de l’engrenage. Puis les pessimistes logiques, comme l’ingénieur Kirilof, ceux qui se tuent par impuissance morale de vivre, et dont le parti exploite la complaisance ; l’homme sans principes, décidé à mourir parce qu’il ne peut pas trouver de principes, se prête à ce qu’on exige de lui comme à un passe-temps indifférent. Enfin les pires « possédés, » ceux qui tuent pour protester contre l’ordre du monde qu’ils ne comprennent pas, pour faire un usage singulier et nouveau de leur volonté, pour jouir de la terreur inspirée, pour assouvir l’animal enragé qui est en eux. — Le plus grand mérite de ce livre confus, mal bâti, ridicule souvent et encombré de théories apocalyptiques, c’est qu’il nous laisse malgré tout une idée nette de ce qui fait la force des nihilistes. Cette force ne réside pas dans les doctrines, absentes, ni dans la puissance d’organisation, surfaite ; elle gît uniquement dans le caractère de quelques hommes. Dostoïevsky pense, — et les révélations des procès lui ont donné raison, — que les idées des conspirateurs sont à peu près nulles, que la fameuse organisation se réduit à quelques affiliations locales, mal soudées entre elles, que tous ces fantômes, comités centraux, comités exécutifs, existent seulement dans l’imagination des adeptes. En revanche, il met vigoureusement en relief ces volontés tendues à outrance, ces âmes d’acier glacé, il les oppose à la timidité et à l’irrésolution des autorités légales, personnifiées dans son gouverneur Von Lembke ; il nous montre entre ces deux pôles la masse des faibles, attirée vers celui qui est fortement aimanté. Oui, on ne saurait trop le redire, c’est le caractère de ces résolus qui agit sur le peuple russe, et non leurs idées ; et la vue perçante du philosophe porte ici plus loin que la Russie. Les hommes sont de moins en moins exigeans en faits d’idées, de plus en plus sceptiques en fait de programmes ; ceux qui croient à la vertu absolue des doctrines sont chaque jour plus rares ; ce qui les séduit, c’est le caractère, même s’il applique son énergie au mal, parce qu’il promet un guide et garantit la fermeté du commandement, le premier besoin d’une association humaine. L’homme est le serf né de toute volonté forte qui passe devant lui.