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l’œuvre totale d’un pareil travailleur. Quatorze volumes, de ces redoutables in-8o russes qui contiennent chacun un millier de pages de nos impressions françaises ! Le détail n’était pas inutile à donner : la physionomie matérielle des livres nous renseigne sur les mœurs littéraires d’un pays. Le roman français se fait de plus en plus léger, preste à se glisser dans un sac de voyage, pour quelques heures de chemin de fer ; le lourd roman russe s’apprête à trôner longtemps sur la table de famille, à la campagne, durant les longues soirées d’hiver ; il éveille les idées connexes de patience et d’éternité. — Je vois encore Féodor Michaïlovitch, entrant chez des amis le jour où parurent les Frères Karamazof, portant ses volumes sur les bras, et décriant avec orgueil : « Il y en a cinq bonnes livres au poids ! » Le malheureux avait pesé son roman, et il était fier de ce qui eût dû le consterner. — Ma tâche devait se borner à appeler l’attention sur l’écrivain célèbre là-bas, inconnu ici, à signaler dans son œuvre les trois parties qui montrent le mieux les divers aspects de son talent ; ce sont les Pauvres Gens, les Souvenirs de la maison des morts, Crime et Châtiment. Sur l’ensemble de cette œuvre, chacun portera son jugement avec les indications que j’ai tenté de dégager. Si l’on se place au point de vue de notre esthétique et de nos goûts, ce jugement est malaisé à formuler. Il faut considérer Dostoïevsky comme un phénomène d’un autre monde, un monstre incomplet et puissant, unique par l’originalité et l’intensité. Au frisson qui vous prend en approchant quelques-uns de ses personnages, on se demande si l’on n’est pas en face du génie ; mais on se souvient vite que le génie n’existe pas dans les lettres sans deux dons supérieurs, la mesure et l’universalité ; la mesure, c’est-à-dire l’art d’assujettir ses pensées, de choisir entre elles, de condenser en quelques éclairs toute la clarté qu’elles recèlent ; l’universalité, c’est-à-dire la faculté de voir la vie dans tout son ensemble, de la représenter dans toutes ses manifestations harmonieuses. Le monde n’est pas fait seulement de ténèbres et de larmes ; on y trouve, même en Russie, de la lumière, de la gaîté, des fleurs et des joies. Dostoïevsky n’en a vu que la moitié, puisqu’il n’a écrit que deux sortes de livres, des livres douloureux et des livres terribles. C’est un voyageur qui a parcouru tout l’univers et admirablement décrit tout ce qu’il a vu, mais qui n’a jamais voyagé que de nuit. Psychologue incomparable, tant qu’il étudie des âmes noires ou blessées ; dramaturge habile, mais borné aux scènes d’effroi et de pitié.

Les gens qui tiennent à classer l’esprit humain dans des casiers demanderont s’il est réaliste ou idéaliste ; cet écrivain hybride leur échappe. Nul n’a poussé plus avant le réalisme : voyez le récit de Marméladof, dans Crime à Châtiment, les portraits des forçats et le tableau de leur existence ; nul n’a osé davantage dans le