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conduisent un deuil, couchèrent en prison. La populace se grisa furieusement pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, et les rues furent encombrées de cadavres vivans, qui cuvaient leur dernière bouteille de gin.

Dès le lendemain, on commença à éluder la loi. Non seulement les cabarets continuèrent à vendre la liqueur défendue dont la contrebande les approvisionna, mais des marchands ambulans la proposaient aux passans sous divers pseudonymes. « Demandez le plaisir des dames ! Demandez la consolation des maris ! » (L’Anglais d’alors ne reculait pas plus devant le mot que devant la chose.) Fendant le même temps, les boutiques des pharmaciens ne désemplissaient pas de cliens qui venaient chercher « l’eau souveraine contre la colique. » Il s’éleva, pour dénoncer ces innombrables contraventions, une tourbe immonde de délateurs, gens de la dernière classe et de la plus basse moralité. Le peuple leur donna la chasse et les punit par des fustigations cruelles, ou par des immersions dans les abreuvoirs et dans les égouts. Ainsi la loi était bravée et discréditée. Mme Geneva n’était point morte : elle vivait, grâce à la connivence secrète de l’autorité et des magistrats. Lorsque Walpole tomba, un des premiers soins de ses successeurs fut d’abroger le bill de 1736.

Et pourtant, bien peu d’années après, le parlement légiférait encore contre le gin. C’est qu’un élément nouveau, le patriotisme, s’était introduit dans la question. Persécuter le gin, c’est favoriser la bière. Or la bière est un produit national, le gin est d’importation étrangère. Quiconque boit du gin enrichit les Français, auxquels on fait la guerre, en ce moment-là même, avec tant d’animosité. Une chanson du temps va nous donner la note. Après avoir rappelé que les Anglais n’ont « jamais » reculé devant les Français, le poète s’écrie : « Les Français sont obligés, pauvres gens, pour se désaltérer, de presser des fruits à peine mûrs. Nous possédons le houblon pour brasser notre bière. Nous sommes gras et vermeils, et nous avons la liberté par-dessus le marché, » Et le refrain conclut : « Vos siroteurs de fruits, vos dégusteurs d’alcool prennent la fuite : les buveurs de bière, les mangeurs de bœuf ne seront jamais battus ! »

La bière et le bœuf ! Ces deux mots devaient trouver un écho dans le cœur de Hogarth. Il entra dans cette croisade pour la bière contre le gin en publiant, sur ce double sujet, deux dessins, qui font pendans et qu’on vendit un shilling la pièce, pour les mettre à la portée de toutes les bourses. Gin-lane pourrait avoir été composé par un clergyman, et Beer-street par un brasseur, car, si la première de ces gravures est un sermon, la seconde semble une réclame.