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colonies américaines ! Que sont quelques millions d’acres de terres incultes et glacées au prix de toutes les choses délicieuses que Paris nous envoie ! » Une gravure de 1756 représente Madame Britannia fagotée à la française, Newcastle avec ses acolytes, Fox, Anson. Hardwicke préside à cette toilette exotique sous le costume d’une soubrette : « Mais je ne puis pas remuer les bras ! s’écrie Britannia. — Madame ne peut pas remuer les bras ? riposte l’impertinente femme de chambre. Et pourquoi donc madame remuerait-elle les bras, puisque madame n’a rien à faire ? »

Outre le valet de chambre et le tailleur, le parfumeur et le cuisinier, un article d’importation française également très recherché, était « l’abbé. » Sans regarder à la différence de religion, — si tant est que « l’abbé » en eût une, — on le chargeait d’accompagner dans son tour d’Europe un jeune homme riche, dont l’éducation, en apparence terminée, n’avait plus que ce complément à recevoir. Le fils d’une fruitière de la rue Saint-Antoine ou d’un portefaix du port Saint-Nicolas, élevé par charité dans un collège de jésuites ou d’oratoriens, après avoir eu sa tragédie refusée ou sifflée au Théâtre-Français, venait enseigner le « je ne sçays quoy » de la politesse et de l’élégance à un rustre de haute naissance, dont il devenait le gouverneur et l’esclave. On appelait cet abbé d’un nom significatif, un gardeur d’ours. Le jeune homme, vraie brute démuselée, se ruait à travers tous les plaisirs de la France et de l’Italie, y entraînant avec lui son cornac.

Mais c’est à nos danseuses qu’était réservé l’accueil le plus enthousiaste. Dans un dessin que nous avons sous les yeux, une dame de haut rang reçoit dans ses bras une artiste française pendant qu’un nègre à turban se moque de cette effusion d’amitié. Lui demande-t-elle de lui apprendre ces grâces molles dont les compatriotes de la Guimard et de la Duthé croyaient posséder le secret ? Ou cet enlacement étrange doit-il suggérer quelque chose de pire ? Quoi qu’il en soit, à cet engouement des hautes classes correspondait un sentiment tout opposé, mais aussi vif chez les classes inférieures, et ce sentiment s’exaspéra aux approches de la guerre de 1756. Garrick, alors directeur de Drury-lane, en fît la désagréable expérience. Il avait préparé à grands frais une pièce à spectacle où figuraient des danseuses parisiennes. Le parterre les hua, et les loges prirent leur défense. Un jour que la canaille était en nombre, elle eut le dessus. Boiseries, lustres, décorations, elle détruisit tout ce qu’elle pouvait détruire et ne laissa subsister de Drury-lane que les quatre murs. Ce fut la première victoire des Anglais dans la guerre de sept ans.

Il faut s’attendre à trouver Hogarth animé de ces sentimens. Chez ses concitoyens, la gallophobie est l’état normal ; c’est le