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aussi le morceau final, ce que les graveurs anglais appellent the tail piece. Un soir, dans un joyeux dîner, on l’interrogeait sur ses projets. « Le tableau que je vais peindre, dit-il, sera la Fin de tout. — Celle du peintre aussi ? demanda une jeune dame en riant. » Hogarth s’inclina gravement. — « Celle du peintre aussi, répondit-il avec solennité. Bientôt le tableau, ainsi annoncé, fut soumis au public. On y voyait une bouteille brisée, un miroir étoile, une cloche fêlée, un mousquet éclaté, un vaisseau naufragé, un gibet qui s’écroule, et dont la chaîne rompue a laissé échapper son pendu ; une auberge en ruinés avec cette enseigne : A la Fin du monde ; un manuscrit dramatique ouvert à la dernière page où se lit la mention : Exeunt omnes. La faux et le sablier de Saturne sont cassés et le vieux bonhomme tient entre ses dents une pipe dont la dernière bouffée vient de s’envoler. Dans les nuages, les chevaux du soleil sont morts de froid, et le char d’Apollon s’est arrêté. Sur un parchemin à demi déroulé, on déchiffre un arrêt de la chancellerie, qui met l’univers en liquidation ; la nature a déposé son bilan… Un peu plus bas, une palette brisée : c’est la signature ou, si l’on veut, l’adieu du peintre. Un mois après, — c’était le 25 avril 1764, — il expirait dans les bras de Jane Hogarth.

Hogarth n’est pas descendu dans ce tombeau d’infamie que Churchill promettait aux autres et se creusait à lui-même : loin de là, la gloire du peintre n’a cessé de grandir. On a oublié Sigismonde et ses mésaventures, la poussière recouvre l’Analyse de la beauté et les caricatures qui l’ont raillée ; mais tout le monde connaît, tout le monde admire, tout le monde cite le Mariage à la mode, les Deux Apprentis, l’Histoire du libertin et l’Histoire de la courtisane. On parle couramment du « génie » de Hogarth. Nous nous sommes gardé, quant à nous, d’appliquer ce mot à un homme dont les qualités maîtresses ont été la patience, l’observation, le jugement et la réflexion. Nous ne l’appelons pas un artiste de génie. Était-ce un artiste, dans le sens où l’entendent nos contemporains, ce probe et pointilleux commerçant qui poursuivait, avec une âpreté digne de Pug, créanciers et contrefacteurs, et obtenait du parlement une loi spéciale pour la protection de sa propriété artistique, l’homme dont le dernier mot a sa femme, en mourant, a été : « Surtout, ne vends pas Sigismonde moins de 600 livres ! » Était-ce un artiste, ce travailleur régulier qui donnait à l’art les heures claires et fraîches du matin, et qui produisait sans café et sans névrose, sans vagabondages nocturnes ni maîtresses orageuses ? Hogarth, — avons-nous dit, — était un composé du bœuf et du bouledogue, et l’artiste est un singe ailé. Nature sans délicatesse mais sans violence, il n’a jamais connu les soubresauts, les abattemens, les intermittences, les brusques essors, suivis de lourdes chutes et de longues