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d’état ne doutent pas du succès, et, dès le lendemain de la conquête, ils violent sans hésiter la capitulation de 1760, qui garantissait aux habitans le libre exercice de leur religion et déclarait, en ce qui concerne les usages et coutumes du pays, qu’ils seraient sujets du roi. Le Canada est placé sous l’empire de la loi martiale et démembré, le Labrador annexé au gouvernement de Terre-Neuve, le Cap-Breton à la Nouvelle-Ecosse, les terres des Grands-Lacs aux colonies voisines, le Nouveau-Brunswick. doté d’une administration particulière. D’un trait de plume, on abolit la coutume de Paris, si clairement codifiée par nos plus grands jurisconsultes, pour lui substituer la loi anglaise, hérissée de formules compliquées et subtiles, recueil confus d’actes du parlement, véritable labyrinthe où se heurtent sans cesse le droit strict et le droit d’équité, où la justice restait souvent un mystère impénétrable au profane et trébuchait dans les pièges que lui tendait une procédure inflexible, où dominait le fétichisme du texte, et de la lettre. Les gouverneurs reçoivent la faculté exorbitante de décréter des lois, statuts et ordonnances pour la paix publique ; pour exercer avec eux les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, ils choisissent eux-mêmes un conseil composé tout entier d’Anglais, à l’exception d’un seul Canadien, homme obscur et sans influence ; les instructions royales prescrivent d’exiger des habitans le serment d’allégeance et, sous peine d’expulsion, de souscrire les déclarations d’abjuration. En même temps, une nuée d’aventuriers, gens de rapine et de proie, fond sur le Canada : ces hommes qui, selon la forte expression d’un orateur canadien, n’étaient que les vivandiers de l’armée et se disaient les conquérans du pays, le pressurent, le rançonnent, se font attribuer des places, des honneurs, des terres, mettent la justice à l’encan, à l’exemple de ces carpet-baggers, qui, après la guerre de sécession, vinrent se ruer sur les États du Sud.

Pendant la période du règne militaire ; de 1759 à 1763, les Canadiens s’étaient arrangés de manière à s’isoler le plus possible : réglant entre eux leurs différends, les soumettant à l’arbitrage des notables ou du curé, ils repoussent l’intervention de ces juges éperonnés qui ne parlent pas leur langue. Mais lorsque, après quatre ans de ce régime, ils voient leur organisation sociale, leur foi menacées, leurs coutumes abrogées, ils élèvent la voix, consignent dans des mémoires leurs justes griefs, demandant qu’on exécute franchement les conditions de la cession, observant qu’il n’y a pas eu seulement une conquête, mais aussi un contrat international et synallagmatique, par lequel l’Angleterre a pris envers eux des engagemens solennels. Afin de calmer les esprits, le général Murray, gouverneur du Canada, rendit une