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l’une fût deux fois plus nombreuse que l’autre. Lord Gosford, dans un remarquable discours, rendit justice aux Canadiens, et peignit les Anglais de Montréal sous leur jour véritable, c’est-à-dire plus royalistes que le roi et guidés dans leur conduite par un esprit de domination insupportable ; il s’étonna aussi qu’on imposât la dette du Haut-Canada, qui excédait 1 million de livres sterling, à une province qui n’en avait presque point. Mais le gouvernement avait pour lui les préjugés nationaux, plus forts que la justice et la raison ; de plus, le Haut-Canada devait 1 million de piastres à la maison Baring, qui exerça sur le parlement une pression considérable ; un de ses membres allait devenir chancelier de l’Échiquier dans le ministère Melbourne. Sanctionné par la reine le 23 juillet 1840, l’acte d’union fut proclamé au Canada le 5 février 1841.

La faction coloniale poussa des cris de triomphe, tandis que les Canadiens s’abandonnèrent au désespoir et virent dans la nouvelle constitution le présage de leur effacement complet, de leur servitude politique. Hewers of wood and drawers of water (fendeurs de bois et porteurs d’eau), telle était la perspective qu’on leur indiquait alors comme une destinée inévitable. La fusion graduelle des deux races en une seule ne semblait plus qu’une question de temps, et, comme l’observent MM. Garneau et Chauveau, l’Angleterre avait pour elle l’expérience des siècles. La légalité est un mot robuste qui supporte bien des fortunes, et il y a des occasions où l’arbitraire masqué d’un parlement ne vaut pas mieux que l’arbitraire déclaré d’un seul homme. N’avait-elle pas, cette Angleterre, absorbé la nationalité de ses anciens conquérans, les Normands-Français, ensuite celle des Écossais, puis celle des Irlandais ? Par l’intrigue, la corruption, la violence, n’avait-elle pas, en 1706 et en 1800, obtenu des parlemens d’Écosse et d’Irlande leur propre suicide, l’abolition de leur constitution particulière, de leurs privilèges ? Mais les peuples, comme les individus, se leurrent d’espérances, et souvent leur logique se trouve en contradiction avec la logique de la Providence. On verra bientôt comment la certitude de conserver une majorité anglaise dans les chambres décida la métropole à concéder bien plus qu’on ne réclamait depuis cinquante ans, comment, croyant favoriser ses nationaux, elle donna aux Canadiens-Français l’occasion de faire reconnaître leurs droits, et finit par comprendre que ceux-ci deviendraient sa meilleure défense contre les États-Unis et contre l’établissement d’une nouvelle république dans l’Amérique du Nord. Dieu, dit un proverbe portugais, écrit droit avec des lignes tortues : en 1840, vainqueurs et vaincus confondaient la fin d’un acte avec le dénoûment d’une pièce.


Victor du Bled.