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rencontre le moins d’indulgence. Nous étions prêts à excuser la fille séduite ; l’épouse légitime qui se grise nous fait horreur.

Mrs Martin Dyer entre essoufflée dans la chambre où les deux frères fument en se chauffant les jambes. Le trop grand feu qu’ils ont allumé au risque de brûler la maison l’indigne, si émue qu’elle soit de choses plus graves : mais le moment serait mal choisi pour quereller. Adeline est revenue, elle se meurt, il faut aller chercher le médecin. Voilà un nouveau personnage en scène, cet excellent docteur Leslie, le bienfaiteur quotidien du village, dont la seule présence est un soulagement. Au premier regard jeté sur la malade, il devine qu’aucun remède n’est possible, que cette jeune créature meurt, tuée par toutes les passions réunies, victime de l’ambition folle qui l’a élevée si malheureusement au-dessus de sa sphère, victime de l’amour tyrannique, absorbant, qui a lassé celui auquel il s’adressait, victime surtout de l’ivresse, sa meurtrière consolatrice. Il ne peut faire aucun bien à ce corps usé, mais quand elle lui recommande son enfant, il lui répond :

— J’agirai pour le mieux.

Et elle se calme, confiante en sa parole.

— C’est pour cela que je suis revenue, dit-elle ; j’ai été bien près de ne pas revenir. Tous les miens seront bons pour ma petite Anna, mais vous connaissez le monde mieux que personne,.. un jour elle aura besoin de vous. Surtout ne la laissez pas aux mains des parens de son père… Je les hais. Il les a toujours aimés plus que moi. Si vous saviez…

Le docteur ne veut pas savoir ; il endort par quelques bonnes paroles ses haines, ses vengeances, il assure la paix de ses derniers jours. C’est un tableau touchant que celui des funérailles rustiques qui terminent la carrière si agitée de la pauvre Adeline. La petite Nan (Nan est le diminutif d’Anna) y assiste sans comprendre et revient en riant, en zézayant les quelques mots qu’elle sait déjà prononcer, qui lui servent pour dire beaucoup de choses. Plus tard elle appellera sa mère à grands cris, et tous ces cœurs simples, les Thacher, les Dyer en seront émus. En vain la famille paternelle, la famille bourgeoise des Prince, réclame-t-elle la tutelle ; la famille paysanne d’Adeline fait prévaloir les volontés de la morte, et le docteur pour son compte n’oubliera rien de ce qu’il a promis.

Miss Jewett s’attarde à peindre les premières années de la petite Nan, poussant d’abord délicate, puis fortifiée par le grand air dans la vieille maison de sa grand’mère sous l’œil du tuteur vénérable qui ne lui inspire aucune crainte. Quand le cabriolet du docteur passe devant la ferme, elle l’arrête, elle tend au digne homme une poignée de violettes ; aussitôt que sa tête arrive à dépasser la clôture du banc de famille à l’église, elle en profite pour adresser à son ami