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point ; il n’est pas en contact perpétuel avec l’aliéné et n’en subit pas l’influence déprimante.

Parlant des aliénés logés dans les asiles fermés, M. Moreau, de Tours, dit : « Prenant au sérieux tout ce qu’ils entendent dire ou voient faire, le délire des uns réagit sur celui des autres. La fureur du maniaque s’exaspère, les craintes chimériques du lypémaniaque s’aggravent. » A Gheel, rien de pareil. La claustration complète, qui, de l’avis d’aliénistes éminens tels que Leuret, anéantit l’activité physique et morale des aliénés et contribue à détériorer le peu qu’il leur reste de vie psychique, et le régime de Gheel diffèrent totalement. Quel contraste ! Dans un cas, c’est la vie forcée au milieu des aliénés, c’est l’obligation d’écouter leurs divagations ou de se blottir dans un coin pour se replier sur soi-même et sur son sujet de délire ; dans l’autre, c’est l’activité physique, la vie en plein air avec des gens sensés qui, à tout moment, arrachent l’aliéné à ses préoccupations. Il n’est pas jusqu’à la présence des petits enfans, demandant à être amusés par l’aliéné, qui ne contribue à distraire celui-ci, à l’arracher, de gré ou de force, à lui-même. En un mot, tout est nouveau pour l’aliéné : visages, pays et coutumes ; tout lui est distraction. L’aliéné fait partie de la famille ; on s’y attache, et il s’attache à son tour, attiré par la compassion qu’on lui témoigne. Nul ne rit de l’aliéné, nul ne s’en moque, il n’est jamais l’objet d’une démonstration quelconque, tous le prennent et le traitent pour ce qu’il est, un innocent : Gheelsche zott, un faible d’esprit. Là est tout le traitement familial de Gheel. En résumé, c’est l’isolement sans la solitude.


III

Il nous reste maintenant à exposer ce que nous avons vu de Gheel.

C’est au printemps de 1883 qu’il nous a été donné de visiter cette curieuse colonie, par deux belles journées d’un soleil un peu pâle, encore engourdi par le froid de l’hiver.

Gheel n’est pas précisément facile d’accès lorsqu’on y arrive par Bruxelles : il faut se lever à quatre heures du matin pour y arriver à sept heures. Gheel se trouvant sur une ligne accessoire, il faut subir de nombreux changemens de train et temps d’arrêt pour y arriver. D’Anvers, au contraire, le trajet est direct et plus court.

Comme l’on peut s’y attendre, l’aspect du pays n’a pas changé depuis l’époque où Jules Duval le décrivit : la culture a pu s’accroître encore, grâce aux développemens des chemins de fer, et