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Prenant congé du prince *** et de son aimable hôtesse, nous suivons notre guide pour aller voir d’autres malades.

Chemin faisant, nous rencontrons un homme assez vif, de taille plutôt élevée, robuste, qui nous croise en marchant à grands pas. C’est encore un aliéné. Celui-ci a la monomanie d’aller chaque jour, à la gare du chemin de fer, voir s’il n’est pas arrivé pour lui une caisse de bouteilles de vin qu’il attend. Voici plusieurs années que ce manège recommence chaque jour ; chaque jour, l’employé lui répond que le colis tant désiré est annoncé, mais non encore arrivé. Cette déconfiture quotidienne ne déconcerte en rien notre homme. Justement il vient de la gare. « Eh bien ! rien encore ? lui dit notre guide. — Non, rien encore, mais cela va venir bientôt, u Et après nous avoir salués, il reprend sa route sans découragement et confiant dans l’avenir. Cet homme se promène beaucoup : c’est une de ses principales distractions.

Nous arrivons au domicile d’un nourricier qui a chez lui deux aliénées indigentes. Sa demeure est celle d’un paysan, elle est petite : les chambres sont néanmoins suffisamment bien tenues. Une des aliénées, très âgée, est assise près du poêle : elle est tout affaissée et pleure silencieusement. La pauvre femme a la folie triste : elle est en proie à des idées lugubres. A ses pieds, les enfans du nourricier jouent sans s’en occuper autrement, tandis que leur mère vaque aux soins du ménage. L’autre aliénée est dans la cour : elle est faible d’esprit, mais n’a pas l’humeur morose ; elle aide la maîtresse de la maison.

En sortant de là, nous rencontrons un grand et fort personnage, à l’air majestueux et affable. « Celui-ci, nous dit notre guide, a la manie des grandeurs ; il se croit général. « Bonjour, général ! lui dit-il ; comment allez-vous ? » — Le général va bien. Il entame la conversation avec nous : « Gheel est un endroit très agréable, savez-vous ! Il y a beaucoup de monde ici pour se faire du bien. On y est très bien : l’air est bon, la vie est calme : j’aime cela ! » Et de fait « le général » parait très heureux.

Ce brave homme a été expédié ici, il y a quelques années, tout seul, sans le moindre compagnon. La légende de Gheel prétend qu’arrivé à je ne sais quelle ville, la gendarmerie lui demanda ses papiers. Le général exhiba le certificat d’aliénation mentale qui lui avait été remis par l’aliéniste qui lui conseillait Gheel, et l’ordre de collocation dans la colonie. Très intrigué par la teneur de ces papiers, peu rassurans, le gendarme en voulut exiger d’autres. D’un air digne, le général répondit : « Je suis fou : vous le voyez bien d’après mes papiers. On m’envoie à Gheel ; laissez-moi tranquille, je veux poursuivre mon chemin. » Il finit