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Quelques jours plus tard, après un lever très matinal, nous arrivons de nouveau à Gheel à 7 heures du matin. M. F. Aerts nous attend à la gare avec une carriole rustique qui va nous promener dans les villages dépendais de Gheel. Le temps est beau, assez frais ; et le soleil qui ne tarde guère à survenir donne beaucoup d’agrément à la promenade.

Nous nous dirigeons vers Oosterloo, un des villages les plus éloignés de Gheel, et qui du reste, ne reçoit des malades que depuis quelques années. Ce village est pittoresque, très proprement entretenu, situé sur un petit cours d’eau.

Notre première visite nous met en présence d’un personnage singulier. C’est une ancienne « première utilité » de je ne sais quel théâtre, qui a joué à Bruxelles avec des actrices célèbres, dit-il. Lorsque nous arrivons à la maison où il loge, nous frappons en vain : personne n’ouvre. Prenant le parti d’ouvrir nous-mêmes, nous ne rencontrons personne dans la première pièce. Mais dans la suivante, nous trouvons l’aliéné en question, resté seul à la maison en l’absence temporaire de son nourricier, et occupé, au milieu de la chambre, à baratter du beurre dans un grand seau de bois. En nous voyant, il s’interrompt, salue, et fait les honneurs de la maison. Nous lui demandons comment il se trouve ; il se plaint beaucoup. « On m’enferme, on me persécute. » Il a le délire de la persécution très nettement accentué. Rien ne lui serait plus facile que de sortir et de tenter une évasion : il n’y a personne à la maison, et nul dans le territoire ne s’étonnerait de le voir se promener. Il reste là cependant, barattant son beurre avec vigueur. Il nous parle de ses succès, — étourdissans à l’en croire, — au théâtre ; mais des haines et des rivalités de camarades l’ont jeté sur la paille, lui et son père. Son langage présente un luxe de métaphores et de fleurs de style, ainsi qu’une précision voulue de diction, qui témoigne bien de la carrière qu’il avait choisie. Il récite quelques vers, puis, sans lâcher sa baratte, nous fait une théorie sur le costume au théâtre et son utilité. Il rappelle les costumes qu’il a portés et s’excuse à ce propos sur celui qu’il porte en ce moment, et qui le fait mal juger, dit-il. Il accuse le milieu où il vit de ne point s’intéresser aux choses de la littérature ou du théâtre ; il est incompris et malheureux. Folie des grandeurs et délire de la persécution, voilà son mal. Nous visitons toute la maison. Elle est bien tenue, c’est celle d’un cultivateur aisé qui aime la propreté et l’ordre.

Non loin de là, nous entrons chez un autre nourricier. Il a deux frères pour pensionnaires. Leurs chambres sont très convenables : la maison est moins aisée que la précédente, mais le logement est très bon. Les deux frères sont dans le jardin : l’un se promène le