Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/700

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sensation. Il l’a obtenue de mille et trois femmes, pour le moins, ayant commencé vers seize ans ; il la veut facile, rapide et variée ; mais la variété qu’il préfère à cette heure est celle qu’il attend d’une femme riche. Il a déjà mis le siège devant Marthe, sous la couverture d’un livre, il glisse un billet respectueux à cette échappée de pension. Mais il compte sans la vigilance de Denise. M. Brissot et le père de Fernand étaient camarades de collège, comme Fernand et André ; Denise connaît Fernand depuis l’enfance ; ils se tutoient. Elle suit son manège et, sans le dénoncer, elle conseille à André de gagner la confiance de sa sœur, de peur qu’elle ne s’égare vers des personnes indignes : Marthe est bien jeune ; elle n’a connu ni son père ni sa mère ; elle a été négligée par son frère ; elle a grandi au couvent, où l’on a voulu la dresser pour la vie religieuse ; mise en liberté, elle est en garde contre tout le monde, hormis sans doute contre un ennemi qui la flatterait ; un esprit indocile loge dans sa tête ; que son frère prévienne, par un redoublement de tendresse, de trop insidieuses leçons.

Cet avis est donné avec une discrétion parfaite et reçu de marne ; il n’est question que de Marthe dans le loyal entretien de Denise et d’André. Mais sous les paroles de l’un et de l’autre, on sent vibrer en sourdine la musique d’un amour inavoué : leurs tendresses paraissent heureuses de se rencontrer sur un objet commun, et tristement heureuses comme si elles ne pouvaient se rencontrer ailleurs. Denise est pauvre et fière : avant de trouver avec ses parens un abri chez André, elle a donné des leçons, elle a failli débuter au théâtre ; elle a été avertie, par ces durs commencemens de sa jeunesse, que la vie n’est pas un conte où les Cendrillons épousent des princes Charmans. Elle n’a pu empêcher, dans le secret de son cœur, la reconnaissance et l’admiration pour André de se changer en amour ; mais cet amour, elle a résolu de le détourner au service de Marthe : c’est le seul emploi qu’elle en veuille faire. Lui, de son côté, a d’abord estimé tant de raison et de grâce, tant de décence et de fierté ; il a laissé ensuite s’échauffer son estime ; mais de ce sentiment ainsi modifié, il n’a rien laissé paraître. A peine s’il s’est avoué à lui-même sa passion naissante ; il ignore celle de Denise : il se tait par prudence et par respect. Le petit nom de Marthe est le seul qui se hasarde à frémir sur leurs lèvres ; l’intérêt de Marthe est le terrain neutre où s’approchent silencieusement leurs amours.

Cependant, voici Mme de Thauzette qui s’est vêtue en amazone pour parler de choses sérieuses. Ah ! la belle fleur naturelle, nourrie du terreau parisien, épanouie à l’heure qu’il est, et encore capiteuse ! Le bel animal, signalé dans la faune du bois de Boulogne par l’éclat de son pelage, par la cambrure de ses reins, par l’ondulation de sa démarche m Mme de Thauzette a quarante-six ans, le même âge à peu près que