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en sont incomparables à toutes les autres formes dont le roman s’est servi ou se sert ?

Car d’abord, il n’en est pas qui permette au romancier de mettre à la fois plus de personnages en scène, et de conserver plus exactement à chacun, en toute occasion, son langage avec son caractère. Il y en a trente-deux « principaux » dans Clarisse, au compte qu’en a donné Richardson lui-même, plus de quarante dans Paméla, plus de cinquante dans Grandison. Et presque tout ce monde se peint si fidèlement dans ses lettres que l’action se composant, pour ainsi dire, à mesure qu’ils écrivent, on la voit naître sous ses yeux, comme une action de la vie quotidienne, dont on ne reconnaît l’infinie complication que si l’on essaie par hasard de la vouloir débrouiller. « Vous accusez Richardson de longueurs ! s’écriait Diderot, vous avez donc oublié combien il en coûte de peines pour faire réussir la moindre entreprise, terminer un projet, conclure un mariage, amener une réconciliation ! » Mais il oublie d’ajouter que ces détails ne deviennent supportables qu’autant qu’ils sont la grande affaire, pour ne pas dire le tout de ceux qui nous les donnent, et c’est précisément un des avantages du roman par lettres. Si vous tâchiez de faire passer Paméla de la forme du roman par lettres à celle du récit personnel, vous seriez étonné des sacrifices qu’il y faudrait pour n’aboutir finalement qu’à un squelette de roman. C’est l’impression que produit, selon la juste comparaison de Sainte-Beuve, la Marianne de Marivaux : aussi maigre, aussi sèche, aussi décharnée qu’une figure anatomique ; tout ce qu’il faut pour vivre, et rien d’absent que la vie. Ajoutons enfin que cette forme du roman par lettres est de toutes, incontestablement, celle qui soutire le mieux l’analyse morale, puisque si l’on écrit des lettres, c’est pour donner soi-même à ses actions l’interprétation vraie qu’elles doivent recevoir, laquelle, comme on sait, dépend toujours bien moins de la nature propre de l’action que des motifs qui nous y ont poussés.

Pour toutes ces raisons, les imitateurs affluèrent, et l’on vit se succéder presque autant de romans par lettres que naguère on avait vu dans les boutiques des libraires s’empiler de Mémoires : Lettres d’une Péruvienne, Lettres de miss Fanny Butler, Lettres du marquis de Roselle, Lettres du chevalier de Saint-Elme ; .. les femmes surtout se saisirent avec empressement de cette forme nouvelle. Ayant peu lu ces auteurs, on me permettra de n’en pas allonger inutilement la liste. Mais la Nouvelle Héloise, mais Delphine sont des romans par lettres, et plusieurs des romans de Restif, qu’on a honte à nommer en pareille compagnie. J’ai moins de honte, mais cependant quelque pudeur encore à constater qu’en son genre peu de romans par lettres ont valu les Liaisons dangereuses. Quelle que soit, dans l’histoire de la littérature, la fureur