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vous transporte point dans des contrées éloignées ; » — comme Prévost ; « il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages, » — comme Prévost ; « il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche, » — comme Prévost. Ce dernier trait allait à l’adresse des Mémoires d’un honnête homme. Si la renommée de Prévost, dans un temps où l’auteur de Paméla, pour ses propres compatriotes, était encore presque un inconnu, fit valoir les romans de Richardson, l’œuvre de Richardson, une fois naturalisée parmi nous, fit donc décroître d’abord et finit par éteindre la renommée de Prévost. Et s’il est assez fréquent en littérature que l’on hérite, comme Richardson, de ceux qu’on assassine, il est plus rare que, comme Prévost, on nourrisse et on élève son rival ou son vainqueur, soi-même, de ses propres mains.

Au surplus, d’une manière générale, on peut bien dire de lui que rien n’a plus nui à la durée de sa réputation littéraire que le nombre même de ses inventions, et le parti que de plus heureux, ou de plus tard venus, en ont tiré depuis lui. Nous aurons à montrer ce que lui dut Rousseau, qui, d’ailleurs, n’a jamais dissimulé ce qu’il avait d’obligations à l’auteur de Cléveland. Avec Marivaux, et sans doute pour les mêmes raisons, Prévost est un des rares hommes de lettres dont les Confessions nous aient parlé sans rancune et sans fiel. C’était bien le moins, si, négligeant de signaler quelques rencontres fortuites ou quelques ressemblances tout extérieures nous nous contentons de faire observer que le thème de la fameuse lettre sur le suicide est déjà dans Cléveland, et aussi la première ébauche de la Profession de foi du vicaire savoyard. À l’honneur d’avoir inspiré ces déclamations fameuses nous pourrions joindre, avec "Villemain, celui d’avoir pressenti le roman historique. Il faudrait seulement distinguer et préciser. Le roman historique existait, puisque, comme nous l’avons fait voir à propos de Gil Blas, le roman de mœurs en était lui-même sorti. Les romans de Courtilz de Sandras, et ceux de Mlle de La Force, et quelques-uns de ceux de Mme d’Aulnoy, sont des romans historiques. Mais il est certain que Prévost en a modifié la formule, en rejetant à l’arrière-plan le détail historique, et faisant passer dit second au premier l’élément romanesque, ce qui devait être à la fin du siècle la formule même du roman de Walter Scott. Dans son Histoire de Guillaume le Conquérant, à la vérité, comme dans son Histoire de Marguerite, c’est de l’autre manière, la mauvaise, qu’il a traité le roman historique, celle qui consiste à conserver insidieusement toutes les apparences de l’histoire pour ensuite y glisser le roman, la manière de Courtilz de Sandras au XVIIe siècle et d’Alexandre Dumas dans le nôtre. Et cependant ici encore, avec un