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nécessité pour chaque parti d’instituer un fonds spécial, une sorte de tontine qui s’alimente par des cotisations ou autrement. Le Canadien est grand buveur, et tout candidat qui veut réussir doit trouver un moyen de payer la traite, c’est-à-dire de faire boire pendant la période électorale ; sans quoi l’habitant prononce la terrible formule qui équivaut à une excommunication majeure : On ne s’amuse pas. Il faut donc l’amuser, et s’y prendre adroitement, car il suffit d’un seul verre de genièvre pour faire casser une élection, et c’est aussi une affaire très onéreuse qu’une contestation. Aussi quelle ingéniosité ! que de stratagèmes pour tourner ce code redoutable ! Le candidat n’offrira pas directement à boire, mais qui lui interdit de livrer du bétail, du cognac, des habits sans en réclamer le prix ? La cour suprême refuse au clergé le droit de dénoncer un individu ou un parti comme entaché d’erreur religieuse, mais comment pénétrer le secret du confessionnal, comment forcer le curé à donner la communion à tel habitant qui vote pour un rouge, quand il devrait voter pour un blanc ? Reprendra-t-on les erremens du parlement de Paris qui, au XVIIIe siècle, faisait porter entre quatre soldats les derniers sacremens à certains jansénistes réprouvés par l’église ? L’affaire vient-elle en justice, on ne saurait trop admirer avec quelle subtilité témoins et inculpés louvoient entre la vérité et le mensonge, évitent de se compromettre. Lisez leurs dépositions dans l’affaire de Berthier en 1878, vous reconnaîtrez que la tradition de l’avocat Pathelin ne se perd pas chez les Français d’Amérique, qu’ils ont à leur service des trésors de casuistique et de rouerie normande.

Malgré ces ombres au tableau, la confédération marche sur un terrain très sain, très solide, et, depuis son établissement, elle s’agrandit dans tous les sens. L’Ile du Prince-Edouard, la Colombie anglaise sont venues à elle, et, en 1870, elle a, au prix de 7,500,000 francs, racheté à la compagnie de la baie d’Hudson le territoire du Nord-Ouest qui ne contient pas moins de 1,800,000 milles carrés de terres, soit 465 millions d’hectares, dont près de la moitié vaut au moins deux piastres l’acre[1]. Ainsi se réalise la prédiction d’un homme d’état américain, M. William Seward : « Les États-Unis regretteront un jour d’avoir traité le Canada avec autant, d’orgueil et de jactance. Le Canada est destiné à devenir le siège d’un immense empire, la Russie du Nord américain, mais une Russie avec une civilisation plus avancée que la Russie d’Europe. Toutes les étoiles politiques du Sud doivent s’éteindre, tandis que celles qui éclairent le pôle nord augmentent toujours en éclat et en splendeur. » Un journal illustré du Dominion a publié une caricature patriotique représentant le Gulliver canadien, avec une figure débonnaire et

  1. L’acre canadien représente un peu plus des deux cinquièmes de l’hectare français.