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soit 50 pour 100 de plus que la production totale des États-Unis ; or, sans parler de ses mines, de bassins houillers très étendus, le Nord-Ouest renferme six zones qui donneraient à 100,000 cultivateurs 320 acres. Le ministre ajoutait, avec un légitime sentiment d’orgueil : « Lorsque les États-Unis, avec une population de plus de 38 millions d’habitans, entreprirent de construire un chemin de fer transcontinental, l’univers en fut étonné. Ce projet attira l’attention du monde civilisé ; et chaque jour la presse l’annonça comme un fait merveilleux. Or, tous ont dit qu’il s’en fallait de beaucoup que le Union et le Central-Pacific fussent aussi longs que le Pacific Canadian : ils ne couvraient qu’environ 1,900 milles de chemin, tandis que le chemin de fer canadien du Pacifique seul en couvre 2,541 milles ; et cependant, 4 millions 1/2 de Canadiens ont eu le courage d’entreprendre un ouvrage plus grand que celui des États-Unis, qui avait provoqué l’admiration de l’univers. » Déjà on rencontre dans le Nord-Ouest, de grandes exploitations, comme la ferme Bell, qui n’a pas moins de 50,000 acres, dont 7,000 en pleine culture, et rapporte de très beaux bénéfices : divisée en quatre sections, que relie un téléphone, munie d’un bureau central, elle est organisée sur le modèle des grandes fermes de l’Ouest américain. Tous, d’ailleurs, actionnaires de compagnies agricoles ou simples colons, prospèrent et se montrent satisfaits de leur sort ; mais ici encore éclate le génie différent des deux races : au rebours du colon anglais, le Français a besoin de voisiner, de coloniser par groupes ; il n’aime pas les fermes isolées, leur préfère des bandes de terre étroites et longues et place sa maison sur le bord de la route, aussi près que possible de la maison voisine. Avis aux socialistes européens qui déclament contre la tyrannie du capital ! Le gouvernement canadien, offre gratuitement 64 hectares de terres excellentes à tout colon qui s’engage à s’établir et défricher pendant trois ans à partir de la prise de possession. Ce délai expiré, le titre devient définitif, et le nouveau propriétaire peut, à titre de préemption, acheter un lot contigu de même étendue au prix de 1 1/2 à 2 dollars l’acre, ainsi qu’une parcelle boisée de 20 acres. Ces homestead, ou biens de famille, la loi les déclare, jusqu’à concurrence d’une valeur de 2,000 dollars, insaisissables pour toute dette antérieure ou postérieure : le mari ne peut les aliéner sans le consentement de la femme, qui acquiert un droit d’usufruit après sa mort[1]. Quant aux simples cultivateurs, qui n’ont pour tout

  1. Dans son excellent ouvrage, le Canada et l’Emigration française (1 vol. in-8o. Québec ; 1884), M. Frédéric Gerbié conseille au colon qui veut s’établir concessionnaire de ferme an Canada, de ne pas s’embarquer sans quelques économies. Le voyage coûte 4 à 500 francs, et si l’on peut disposer de 9 à 10,000 francs, il y a tout avantage à faire défricher au lieu de défricher soi-même. Un cultivateur qui veut s’établir avec sa famille dans le Nord-Ouest, sur un quart de section (100 acres ou 64 hectares), se trouve obligé aux dépenses suivantes : provisions pour un an, 1,500 francs ; une paire de chevaux, 1,000 ; une paire de bœufs, 700 ; une vache, 150 ; chariots, charrues, mobilier, grains, etc., 1,400 ; maison et étable, 1,000 ; total, 5,775 francs ; il y a aussi les frais d’exploitation qu’on évalue à 12 ou 13 piastres par acre. S’il cultive lui-même, il peut réaliser un bénéfice net de 30 à 40 pour 100, s’il fait cultiver, le bénéfice se réduira à 20 pour 100. En admettant la possibilité et l’utilité de diriger une émigration agricole au Canada, il deviendrait indispensable, vu l’absence ordinaire d’avances chez nos paysans, de créer une société de colonisation qui, après avoir payé le voyage, fournirait la terre, la maison, les instrumens, et prélèverait sur la vente des récoltes l’intérêt avec l’amortissement du capital. Quant à l’émigration industrielle, elle doit se restreindre aux ouvriers qui ne s’occupent pas d’articles de fantaisie, mais de la fabrication des objets les plus usuels : les menuisiers, selliers, cuisiniers, cuisinières, seraient très recherchés ; l’ouvrier de fabrique ne réussirait pas. A la suite du krach de l’Union générale, plusieurs gentilshommes français ont pris la résolution virile d’émigrer au Canada ; l’un d’eux, devenu propriétaire d’une grande ferme, possède déjà trente vaches laitières, plusieurs chevaux ; pour pêcher, il a devant lui un lac très poissonneux, de 2 à 300 kilomètres de long sur 40 de large ; comme chasse, un territoire grand comme un empire.