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I

En racontant ses vains efforts pour devenir un peintre, M. Gottfried Keller, dès l’âge de vingt-trois ans, avait trouvé sa voie d’écrivain. Il quitta Berlin, revint en Suisse près de sa mère, et exerça les fonctions de chancelier du canton de Zurich (Staats-schreiber), qu’il quitta pour s’adonner entièrement aux lettres. En 1875, il réunissait en quatre volumes sous ce titre : les Gens de Seldwyle, une série de nouvelles dont les premières avaient paru en même temps que le Grüne Heinrich, et qui ont fondé son renom littéraire. Après le roman de caractère, il écrit le roman de mœurs ; pour employer une expression bien germanique en sa lourdeur, il passe du subjectivisme à l’objectivisme, c’est-à-dire qu’au lieu de s’étudier lui-même, il observe et décrit le monde qui l’entoure.

Les Gens de Seldwyle ont plu tout d’abord par l’originalité. Mais en littérature il y a peu d’oeuvres spontanées ; les auteurs s’engendrent comme dans les généalogies de la Bible. En écrivant ses Confessions, M. Gottfried Keller s’était inspiré des romans de Jean-Paul et du Wilhelm Meister de Goethe ; par ses nouvelles, il se rattache étroitement à son compatriote Jérémie Gotthelf, un des précurseurs du réalisme. Le goût réaliste est un des traits du caractère national tel que les mœurs démocratiques ont contribué à le façonner. Il y a, en effet, affinité, harmonie préétablie, entre la démocratie et le réalisme ; tant par les peintures matérielles que par le choix des personnages, il reflète la vie populaire comme le genre classique exprimait autrefois l’urbanité d’une aristocratie de salon.

C’est une figure intéressante que celle du pasteur Bitztus (1797-1854), plus connu sous le pseudonyme littéraire de Jérémie Gotthelf. Il a laissé une vingtaine de volumes encore aujourd’hui lus et goûtés en Suisse et en Allemagne. Il imitait les romans rustiques de Pestalozzi, destinés à l’éducation du petit peuple, mais il en modifiait singulièrement la forme et le ton. Sous l’influence des idées de Rousseau, Pestalozzi considérait les paysans comme des âmes nobles accidentellement corrompues par une mauvaise éducation ; Gotthelf, moins chimérique, avait observé leur grossièreté native et foncière. Ce Bossuet champêtre, s’adressant à des esprits à peine éveillés, ne tombe pas dans l’erreur des prédicans de village, qui déversent en flots d’éloquence sur leur auditoire la réfutation d’hérésies inconnues, ou de dogmes incompréhensibles. Il captive, au contraire, l’attention de ses lecteurs, en plaçant sous leurs yeux les images, et sous leur nez les odeurs les plus propres à secouer leur engourdissement. Les valets de charrue et les filles