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heurtés, de sentiment et de raillerie, de minutie d’observation, de caprice et de rêve et que l’on ne saurait définir qu’en des termes contradictoires.

Par le procédé de style et de composition, l’auteur des Leute von Seldwyla a des affinités avec nos réalistes. Il lui arrive de tomber dans le travers de Viggi Störteler, l’homme de lettres naturaliste et documentaire aux dépens duquel il nous a fait rire, lorsqu’il décrit, par exemple, la devanture d’un papetier et fait cette remarque importante « qu’à sa porte, derrière une petite botte à couvercle de verre qui avait essuyé les intempéries des saisons, était suspendu un bâton de cire que le soleil avait courbé. » Ailleurs, il décrira la marche d’une punaise grimpant le long d’un mur, ou bien il dressera l’inventaire des poches, de la garde-robe ou des tiroirs de ses personnages : comme il arrive d’ordinaire, son réalisme exagéré aboutit à la caricature ; sauf quelques figures gracieuses, les femmes qu’il met en scène ont des têtes disproportionnées à leur taille, ou bien encore les nez s’allongent et s’inclinent démesurément vers des seins arrondis. Ses philistins ressemblent, pour la plupart, à des figures vues à travers des boules de jardin.

C’est un art aussi que la caricature, et l’on pourrait tracer les règles d’une esthétique du laid où des maîtres ont excellé. L’auteur de la Cène et de la Joconde nous a laissé des dessins de faces grimaçantes et monstrueuses : Mozart a écrit une symphonie burlesque pleine de dissonances ; entre Phèdre et Monime, Racine a fait gambader ses plaideurs. On trouverait même dans la caricature un intérêt philosophique. Ne suffit-il pas de dévier ou d’accentuer quelque trait dans la figure humaine pour en faire jaillir la brute primitive, le singe dégénéré, ou bien, au contraire, l’être de race supérieure et presque divine ? Le grotesque est encore de l’idéal, mais vu à l’envers et pris à rebours, de l’idéal déformé à plaisir et de parti-pris. Aussi un secret dégoût corrompt l’amusement qu’il nous cause, et ce genre inférieur achève de nous pénétrer d’une religieuse admiration pour la beauté.

Mais il y a entre ce double idéalisme du beau et du laid un moyen terme que notre comédie française a seule atteint, où l’homme n’est ni ange, ni brute, où l’élégance du langage et la courtoisie des mœurs dissimulent ce que nos vices habituels ont au fond de répugnant et même de hideux. Toutefois, les Allemands sont insensibles à ce comique tempéré qu’a produit en France la vie de cour et de salon. Ils ne goûtent le comique que s’il s’enfle jusqu’à la bouffonnerie, et c’est là justement ce qui a fait parmi eux la popularité des nouvelles de M. Gottfried Keller.


J. BOURDEAU.