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moulées sur le vif, l’auteur les a transportées sur des masques nous sommes au bal de l’Opéra, non plus à la clinique. Lors d’une récente reprise de la pièce, qui donc proposait d’en atténuer le grotesque ? L’atténuer, passe encore ; l’enlever, prenez-y garde, serait rendre au sujet sa laideur ; qui ferait imprudemment cette besogne nous ramènerait à l’hôpital : avec M. Becque, nous y restons.

Nous y restons, — je parle pour moi et pour un petit nombre, qui acceptons d’y rester. C’est l’honneur de M. Becque de se condamner par avance, pour dire ce qu’il veut dire et ne pas dire autre chose, à mettre en fuite la majorité du public. Mais ce qu’il veut dire, il le dit bien, et ceux qui ont le courage de l’écouter l’estiment. La Parisienne est une œuvre d’un singulier mérite, pleine de substance et d’une forme sévère : si quelques recoins y sont obscurs, si deux ou trois crudités, avec autant de vulgarités, y sont inutiles et peu vraisemblables, si la proportion de certaines parties de l’ouvrage à d’autres, en vertu d’un parti-pris de négligence du rythme théâtral, parait irrégulière et nous déconcerte, il faut reconnaître pourtant que l’observation en est forte et que le dialogue en est sain. Par cette double vertu, M. Becque mérite un cabinet réservé dans le musée des classiques. La Comédie-Française, qui en est le Luxembourg aussi bien que le Louvre, a failli accueillir la Parisienne. Assurément M. Coquelin et Mlle Pierson auraient mis en saillie plus minutieusement les qualités de cette comédie, où M. Vois et Mlle Antonine font de leur mieux, sans provoquer, — M. Vois surtout, — nos acclamations. Telle quelle, je me félicite d’avoir vu cette rareté ; je remercie le directeur de la Renaissance qui me l’a fait voir. Il manquerait quelque chose à mon récent voyage à travers la Comédie si je n’avais pas poussé jusque-là.

N’est-ce pas, en effet, une Comédie comme celle de Dante que je viens de parcourir à rebours ? « Si vous regardez le sujet, dit le poète, il est d’abord horrible et hideux : c’est l’enfer ; et il est, à la fin, heureux, désirable, gracieux : c’est le paradis. » J’ai commencé par le paradis et terminé par l’enfer. Suis-je fatigué du pèlerinage ? Pour me récréer, j’entrerai au Vaudeville, où je ne verrai ni des hommes supérieurs à la plupart en valeur morale, ni égaux, ni inférieurs, mais d’excellens pupazzi, — représentés par MM. Adolphe Dupuis, Jolly, Dieudonné, Mlle Réjane, — entrechoqués par MM. Gondinet et Sivrac dans l’imbroglio le mieux conduit et le plus spirituel du monde : Clara Soleil. Je ne suis pas si pédant que de refuser ce plaisir ; mais je ne renoncerais de bon cœur à aucun de ceux que j’ai goûtés en route, pas même au plus amer. Vive Paris, je le répète, où, dans l’espace d’une quinzaine, un dilettante peut traverser le paradis avec M. Feuillet, avec M. Theuriet le purgatoire, et l’enfer avec M. Becque !


Louis GANDERAX.