Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore plus Ben-Aïssa, le lieutenant d’Ahmed, bey de Constantine, qui, campé sous leurs murs, les attendait au dernier morceau de pain. Il y avait quatre mois qu’ils étaient courbés sous cette double terreur ; à bout de force, mourant de faim, ils invoquèrent encore une fois ces Français qu’ils avaient laissé si misérablement trahir. Ibrahim lui-même, n’ayant plus rien à donner à ses hommes, associa impudemment ses propres sollicitations aux leurs. Vers la fin du mois de janvier 1832, quatre députés de Bône débarquèrent dans le port d’Alger, apportant les vœux de leurs compatriotes avec ceux du maître de la kasba. A l’égard d’Ibrahim, le duc de Rovigo prit le parti de dissimuler ; rentrer dans Bône était le plus urgent ; plus tard on verrait à lui faire couper la tête. Il lui écrivit donc comme à un ami, lui offrant même, en cas de mauvaise fortune, un asile. Cette lettre lui devait être remise par le capitaine Jusuf, des chasseurs d’Afrique, un coreligionnaire. Embarqués sur la goélette Béarnaise, Jusuf et les quatre députés arrivèrent, le 8 février, à dix heures du soir, dans la rade de Bône. La lueur des coups de canon tirés de la kasba illuminait par instans les montagnes et la mer. C’était ainsi toutes les nuits, afin de tenir les gens de Constantine à distance. Le lendemain, dans la kasba, en présence d’Ibrahim, du moufti, du cadi, des grands de Bône, les députés rendirent compte de leur mission ; on lut les lettres du grand chef d’Alger. Tous, à l’exception d’Ibrahim, réclamèrent avec instance l’envoi d’une forte garnison française. Après s’être borné d’abord à demander seulement un consul, quelques artilleurs musulmans et des vivres, Ibrahim, dompté par la faim, consentit à promettre de se conduire en sujet de la France, jusqu’à la réponse du chef d’Alger aux demandes des grands. De retour auprès du duc de Rovigo avec ces nouvelles de bon augure, Jusuf fut immédiatement renvoyé à Bône, mais non plus seul. Un officier d’artillerie, le capitaine d’Armandy, qui parlait l’arabe et qui connaissait bien les Turcs, aussi familier que le commandant Huder avec les choses d’Orient, mais plus énergique, avait été désigné comme chef de mission ; entre lui et Jusuf mis sous ses ordres, l’entente ne cessa pas d’être parfaite. Elle s’établit pareillement, à bord de la goélette Béarnaise, avec le commandant Fréart, homme de résolution et d’initiative. Une felouque, chargée de farine et de riz, suivait la goélette à la remorque. Le capitaine d’Armandy avait ordre de ne délivrer, surtout aux gens d’Ibrahim, ces moyens de subsistance que successivement, de quatre jours en quatre jours.

Les deux officiers, surtout le secours qu’ils apportaient, étaient impatiemment attendus ; quand ils débarquèrent, le 29 février, la Marine était envahie par la foule, dont les acclamations mêlées aux