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Newcastle) la distance de Paris à La Rochelle. La féodalité qui se développe dans cet espace est le résultat, non d’une lente et naturelle décomposition de l’état ou d’une suite de dépossessions subies par un souverain trop faible, mais d’un partage accompli par la volonté et sous le contrôle d’un prince victorieux, qui est et entend rester le plus fort. La manière dont s’opère la distribution des fiefs entre les compagnons du conquérant est significative. En France, les grands fiefs, issus des gouvernemens auxquels les ducs, les comtes, les margraves avaient été préposés par les premiers Carolingiens, étaient des provinces d’un seul tenant. En Angleterre, le roi, plus avisé, gratifie ses principaux vassaux de domaines disséminés dans toutes les parties du territoire. Le mieux partagé avait sept cent quatre-vingt-treize manoirs, répartis dans vingt comtés. Quarante autres, la tête du baronnage, avaient des manoirs dans six, douze, dix-sept et jusqu’à vingt et un comtés. Il paraît constant qu’aucune des juridictions seigneuriales, sauf celles des comtes palatins, ne s’étendait sur tout un comté, et que le plus grand nombre ne dépassait pas les limites d’une centurie (hundred), en moyenne un canton français d’à présent[1].

Voilà qui donne bien l’image de cette féodalité parcellaire. La plupart des grands vassaux ne pouvaient donc réunir une troupe un peu importante sans adresser des appels difficilement entendus dans toutes les régions de l’Angleterre, et les forces dont ils disposaient dans chaque comté étaient très inférieures à celles de l’officier royal, vicomte ou shérif, sous les ordres duquel se rassemblaient tous les petits vassaux de la couronne. Ajoutez que de ces possessions dispersées, plusieurs ne pouvaient manquer d’être à la portée et comme sous la main du roi ; il avait le moyen d’atteindre par là les barons d’humeur turbulente. Le grand nombre de leurs fiefs ne faisait que les rendre plus largement et plus aisément vulnérables.

On se tromperait donc gravement sur la condition de droit et de fait des grands vassaux normands en Angleterre, si l’on en jugeait d’après la condition des grands feudataires français à la même époque. De tous les membres du haut baronnage anglo-normand, les plus élevés en dignité étaient alors les comtes. Or il serait tout à fait inexact de les concevoir soit comme les gouverneurs pour le roi, soit comme les seigneurs dominans de tout le territoire d’un comté. D’abord, il y avait beaucoup de comtés anglais sans comte[2], puis tous les comtes ne portaient pas nécessairement le

  1. Gneist, I, 112.
  2. Le conquérant parait n’avoir créé que trois comtes anglais ; un texte d’Henri Ier n’en mentionne pas plus de cinq. (Stubbs, I, 362.)