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En face de ce baronnage, si inférieur en prestige et en ressources à celui de France et d’Allemagne, se trouvait une royauté singulièrement plus puissante et mieux armée que celles du continent. La disproportion des forces était énorme d’un comte de Warenne ou d’Hereford au roi d’Angleterre, duc de Normandie, et, moins d’un siècle après, comte d’Anjou, du Maine, de la Touraine, suzerain de la Bretagne, maître de l’Aquitaine. L’écart était presque nul d’un comte de Flandre ou de Toulouse à Louis VI, possesseur sans cesse inquiété d’un mince territoire, que Suger louait fort de s’être fait craindre jusqu’au fond du Berry. Dans l’Angleterre proprement dite, la couronne avait une position dont la force paraît par plus d’un indice. On sait que Guillaume Ier avait dans son domaine toutes les grandes villes du royaume, sauf celles des comtés palatins[1]. Il avait pu faire exécuter sans obstacle, sur tout le territoire, le cadastre des propriétés foncières, et asseoir l’impôt sur une base certaine. Il avait exigé non-seulement de ses vassaux, mais des vassaux de ses vassaux, un serment direct de fidélité à sa personne. Par là il avait renoué à travers la hiérarchie féodale le lien immédiat d’obéissance du sujet envers la couronne. Les droits de garde et de mariage qu’il exerçait sur les fiefs de ses barons étaient plus rigoureux que dans tous les autres pays de régime féodal. Il avait multiplié les forêts jusqu’à l’abus[2] et s’était réservé la juridiction sur tous les lieux de chasse situés ou non sur ses domaines. Sa fiscalité était vexatoire ; celle de ses premiers successeurs fut intolérable. Leurs barons se révoltaient, se faisaient battre ; leurs biens, confisqués, passaient à d’autres. Aucun de ces actes extrêmes d’autorité ne s’était vu en France depuis les premiers Carolingiens et n’aurait pu y être tenté par les rois, même beaucoup plus tard. Au milieu du XIIIe siècle, on y trouve en pleine vigueur la distinction des pays d’obéissance le roi et de non-obéissance le roi : ceux-ci, où le roi était sans pouvoir effectif, comprenant tous les domaines des grands feudataires, presque les deux tiers de la France actuelle.

Cette royauté anglaise si puissante avait eu de bonne heure à sa disposition un appareil administratif très perfectionné, dont il n’existait ailleurs que des rudimens. Au centre, la cour du roi, divisée en deux branches, l’une fiscale, l’autre judiciaire[3] qui avaient le même personnel, imprimait une direction régulière à tous les services. Dans les comtés, la couronne était représentée par le

  1. Il est remarquable que, sur quinze cents chartes de villes qui nous ont été conservées, il n’y en ait que quarante-neuf émanant des barons. (Gneist, I, 153.)
  2. Stubbs, I, ch. XI.
  3. Hallam, Middle Ages, III, 86.