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tort le hasard de la destinée. C’est, disait-elle, une loi inexorable de l’âme humaine, que nos actions les plus soudaines et les plus irréfléchies sont préparées par une succession de libres choix entre le bien et le mal, qui, peu à peu et à la longue, déterminent notre caractère. Elle trouvait la confirmation de cette loi dans toutes les biographies qui font ressortir la physionomie d’un homme, ses luttes avec les autres et avec lui-même, ses visées et le résultat de ses efforts, de façon à mettre en lumière la signification que peut avoir pour ses semblables son expérience de la vie. Aussi aurait-elle voulu qu’on écrivît dans cet esprit l’histoire de tous les personnages intéressans à un titre quelconque. Nous allons essayer, dans la limite très étroite de nos forces, de faire pour elle-même ce qu’elle souhaitait qu’on fit pour les autres. Le sujet se prête merveilleusement à fournir la leçon morale qui doit se dégager d’une biographie entendue comme George Eliot les entendait. L’auteur d’Adam Bede n’était pas une héroïne. Pas plus que la plupart des personnages de ses romans, elle n’avait un de ces caractères exceptionnels grâce auxquels l’homme triomphe de tout, et domine les circonstances au lieu d’être dominé par elles. Ses luttes ont eu leurs défaites aussi bien que leurs victoires, et il n’est pas impossible, quoique la tâche soit malaisée avec une nature aussi compliquée, de démêler les causes qui ont amené les unes et les autres. Elle-même nous met sur la voie dans les fragmens de lettres et de Journal publiés par son mari, M. Cross, sous le titre de Vie de George Eliot. L’excellente petite biographie de Mlle Mathilde Blind et les parties autobiographiques des romans nous seront d’un secours au moins égal. Enfin nous devons un tribut de reconnaissance aux travaux de la critique anglaise, en particulier à un essai tout à fait supérieur de lord Acton et à un article de M. Frédéric Harrison.


I

George Eliot se nommait de son vrai nom Mary-Ann Evans. Elle était née le 22 novembre 1819 dans le comté de Wanvick, d’où elle ne bougea de toute sa jeunesse et où elle fut élevée en campagnarde. L’habitation de ses parens, appelée Griff, était moitié ferme, moitié manoir. La maison, délicieusement vieillotte, était tout enveloppée de lierre, avec des murs de brique très épais, de hautes fenêtres à petits carreaux et une porte à auvent ouvrant sur une pelouse semée de grands arbres. Derrière les étables et les hangars était le jardin, fouillis de légumes, de fleurs et d’arbres fruitiers, de choux et de roses, de vieux poiriers noueux et de massifs de