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intéressant si à ces noms et à ces chiffres on demande les secrets d’une vie. Balzac croyait à l’influence fatale du nom sur toute l’existence. Sans aller aussi loin, ne peut-on pas dire cependant que certains ont leur physionomie et racontent d’eux-mêmes leur histoire ? Par exemple, si en feuilletant un de ces gros registres dont je parle, vous rencontrez une mention comme celle-ci : Mlle Durand (Cèlestine), célibataire, majeure : Une obligation, est-ce que vous ne vous sentez pas, par une sorte de seconde vue, en présence d’une brave créature, ouvrière, fille de service, cuisinière, peu importe, qui a fait ce jour-là, dans sa vie, son premier acte de prévoyance et d’empire sur elle-même en apportant à la caisse de la compagnie les trois cents et quelques francs péniblement amassés qu’elle aurait pu dépenser en frivolités ? Intéressez-vous à ce nom ; suivez son histoire de registre en registre, il sera bien rare que vous ne le voyiez pas reparaître, deux ou trois années après, avec la même mention : Une obligation. Nouvel effort de sagesse et d’économie. Puis, quelques années encore s’écoulant, et les intérêts des obligations précédentes, soigneusement accumulés, venant à son aide, elle en achètera peut-être deux d’un coup ; patiemment ainsi vous la verrez continuer jusqu’au jour où elle retirera peut-être d’un coup ses six ou sept obligations, qui représentent un capital de 2,000 à 2,500 francs. Ce jour-là, il s’est probablement passé un grand événement dans cette modeste vie. A-t-elle trouvé un brave garçon qui a bien voulu d’elle, quoique un peu défraîchie, et auquel elle a apporté en dot ses économies ? Devenue vieille, s’est-elle retirée au pays natal, où elle a voulu emporter ses titres pour les serrer dans un des tiroirs de sa commode ? Ou bien va-t-elle essayer de fonder à son tour un petit commerce dont ses économies constitueront le capital roulant ? Il n’importe. Vous devinez derrière ces mentions arides toute une vie de travail, de courage, d’économie, et ce nom vulgaire vous inspire tout à coup un respect inattendu.

J’ai choisi cet exemple ; j’aurais pu en choisir bien d’autres, citer bien d’autres noms d’hommes ou de femmes inscrits sur les registres des grandes compagnies de chemins de fer pour un modeste capital qui peut varier de 300 à 2,000 francs. J’ai eu la curiosité de faire rechercher sur un de ces registres combien, en une seule année et pour une seule valeur, il avait été délivré de certificats en échange du dépôt de une à cinq obligations, c’est-à-dire représentant, en moyenne, un capital de 375 à 1,800 francs. On en a trouvé 4,033 sur un total de 13,007, c’est-à-dire pas loin du tiers du chiffre total. Sans doute, cela ne veut pas dire que les porteurs de ces certificats ne fussent pas propriétaires d’autres valeurs, mais cela montre combien l’obligation de chemin de fer est devenue un