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jeu. Il ne faut donc pas s’étonner que cette forme de la prévoyance qui consiste à s’assurer, moyennant le versement d’une cotisation annuelle, le paiement d’une rente viagère à partir d’un certain Age ait rencontré des adversaires. De ces adversaires le plus illustre comme le plus passionné a été M. Thiers, qui, dans son rapport de 1848 sur l’assistance publique, appelait le système de la rente viagère un système destructif de la famille et flétrissait du nom d’égoïste insouciant celui qui opérait un versement annuel à une caisse des retraites pour la vieillesse. Si c’est égoïsme que de songer à assurer le pain de ses vieux jours, c’est, en tout cas, une forme de l’égoïsme assez excusable. Mais c’est, de plus, un égoïsme qui profite à autrui. Combien de fois ne voit-on pas un jeune ménage qui, avec ses seules charges, aurait pu se tirer d’affaire et qui succombe sous le fardeau d’un père ou d’une mère âgés à soutenir ! Je crois donc qu’il faut se féliciter de voir la constitution de rentes viagères entrer dans les habitudes de la prévoyance. Mais dans quelle mesure les travailleurs prennent-ils leur part de ce mouvement ? C’est ce qu’il faut tâcher de déterminer.

Si les compagnies d’assurance privées qui garantissent contre les accidens sont peu nombreuses, il n’en est pas de même de celles qui assurent une rente viagère, soit immédiate contre le versement d’une certaine somme, soit à partir d’une date fixe et en échange d’une prime annuelle devant courir un certain nombre d’années. C’est ce qu’on appelle une rente viagère différée. Les vingt-trois compagnies d’assurances, dont les opérations sont relevées dans le volume de la statistique annuelle de la France, avaient en cours, au 31 décembre 1882, 30,636,897 francs de rentes viagères. C’est là un chiffre considérable, mais qui se répartit d’une façon bien inégale. Sur ce chiffre de 30 millions, les rentes viagères immédiates, c’est-à-dire servies en échange d’un capital versé en une seule fois, s’élèvent à 28 millions (exactement 28,133,076 francs) et les rentes viagères différées, c’est-à-dire servies à la suite du paiement annuel d’une prime, à 2 millions seulement (exactement 2,503,821 francs). Or le paiement d’une prime annuelle est évidemment le seul moyen de se constituer pour l’avenir une rente viagère qui convienne à l’homme vivant de son travail quotidien, et l’énorme disproportion entre le chiffre des rentes viagères immédiates et celui des rentes viagères différées suffit à montrer combien les travailleurs proprement dits entrent pour une faible part dans la clientèle des compagnies d’assurance. Mais j’ai voulu m’en rendre compte d’une façon plus précise et j’ai obtenu le relevé des contrats de rentes viagères différées au-dessous de 1,000 francs, souscrits pendant l’exercice biennal 1882-1883 par une compagnie d’assurance sur la vie qui fait un nombre d’opérations considérables. Le chiffre de ces contrats