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à ses yeux l’éclat de notre civilisation européenne. Dans les fréquens entretiens que j’eus avec elle, elle y revenait constamment, et le souvenir des pauvres, des malheureux, avait plus vivement frappé son imagination que les splendeurs de Windsor et des Tuileries. Elle s’estimait heureuse de vivre dans un pays où la misère est inconnue, où le climat, les productions du sol et les conditions économiques rendent la pauvreté facile à subir, facile aussi à éviter. Elle revenait plus passionnée que jamais pour ses œuvres charitables, pour ta diffusion de l’enseignement et la moralisation de la race indigène, auxquelles elle consacrait ses loisirs et ses revenus.

Elle retrouvait l’archipel calme et prospère. Le roi avait eu raison de l’opposition à ses projets de réforme. L’agriculture faisait chaque jour de nouveaux progrès ; la production du sucre, du riz, du coton, du café, augmentait rapidement, et, avec elle le bien-être, l’aisance et la fortune publique. Il n’y avait qu’une ombre à ce tableau : le roi était le dernier de sa race, et, s’il venait à mourir sans héritier direct, il fallait procéder à l’élection d’un nouveau souverain et traverser une crise qui pouvait être redoutable pour l’indépendance havaïenne. La nouvelle constitution avait prévu le cas et remis l’élection à la chambre des nobles et à celle des représentans, mais tous les partisans sincères de l’autonomie souhaitaient ardemment le mariage de Kaméhaméha V.

J’avais eu plusieurs fois l’occasion d’aborder cette question avec lui. Depuis la mort de M. Wyllie, le roi m’avait appelé aux fonctions de ministre des affaires étrangères. L’amitié qu’il me témoignait, l’intimité qui existait entre nous, me permettaient d’insister auprès de lui pour qu’il donnât satisfaction aux désirs de son peuple ; mais, sous ses ajournemens, je devinais une autre cause que l’indifférence ou le désir de conserver sa liberté. Je soupçonnais la vérité ; il me la dit enfin dans un entretien que nous eûmes ensemble quelques semaines avant le retour de la reine Emma. Le culte chevaleresque qu’il professa il pour elle, la confiance qu’il lui témoignait, prenaient leur source dans un sentiment plus vif qu’une affection fraternelle. Il aimait la reine ; mais, connaissant ses idées religieuses et l’opposition du clergé anglican aux mariages entre beau-frère et belle-sœur, il doutait fort qu’elle consentît à l’épouser. Il m’autorisa cependant à lui en parler à son retour, à lui transmettre l’assurance qu’il saurait respecter son refus et, à la prier, si ses scrupules religieux ou ses propres sentimens ne lui permettaient pas de l’accepter pour mari, de lui conserver l’amitié d’une sœur. L’impression que me laissa cet entretien fut que, si la reine Emma refusait, Kaméhaméha V ne se marierait jamais.