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dans le poète, un juriste presque érudit, rompu aux rubriques des tribunaux, ci au difficile « sage du langage judiciaire anglais. Bucknill et Stearns l’ont montré instruit de la médecine, et spécialement de la pathologie mentale[1] ; suivant R. Smith, il avait des notions d’agriculture ; d’autres ont remarqué qu’il dut posséder la pratique du jardinage, et quelque teinture de botanique, qu’il fut au courant de l’étiquette de la cour, que l’équitation et le dressage des chevaux lui étaient familiers. Thorns voit en lui un soldat à qui l’art de la guerre n’était pas inconnu. Blades le croit initié au métier arda du typographe. L’évêque Wadsworth lui attribue une science étendue des saintes Écritures : Paterson, poussant la minutie plus loin que tout autre, a écrit une Entomologie skakspearienne, histoire naturelle de tous les insectes que Shakspeare a nommés. Partout où il y a des Anglais, et c’est à dire dans le monde entier, on parle et on écrit sur Shakspeare ; à New-York, à Bombay, à Montréal, à Melbourne, il paraît sans cesse des livres, des articles, des brochures. C’est une des singularités de ce merveilleux génie, que chacun se cherche en lui, et s’y retrouve ; il semble qu’aucune des directions de la pensée humaine ne lui soit demeurée étrangère et que son esprit ait été une véritable encyclopédie de son temps et de son pays.

L’homme dont l’esprit, naturellement si beau, paraissait orné d’une culture si variée et si rare, ne l’ut longtemps connu que par des traditions sans preuves, des anecdotes peu authentiques, des biographies insuffisantes. Ce que l’on savait de positif se réduisait à ceci : fils d’un cultivateur illettré du Warwickshire, devenu un acteur médiocre, il était mort ayant acquis quelque fortune, et n’avait pas pris la peine de réunir les œuvres que la postérité devait si avidement rechercher, ni même de les publier toutes. Cela a paru si peu satisfaisant que Schlegel n’hésitait pas à traiter de fable cette histoire tout entière.

De ce contraste, si saisissant, entre la splendeur du génie et l’obscurité de la vie, est né il y a trente ans bientôt, le plus étrange paradoxe littéraire. Avant de m’attacher à la personne de Shakspeare, il faut rappeler que cette personne même a été contestée. C’est un curieux incident des études shakspeariennes.

Voici le paradoxe : Shakspeare n’est qu’un pseudonyme. L’obscur acteur n’a pas pu écrire les drames ni les poèmes que nous possédons sous son nom ; il y a eu une longue supercherie, ou, comme on l’a écrit, « une mystification de trois siècles. » Le grand

  1. Voir aussi, dans la Revue du 1er avril 1876, l’étude de M. Onimus sur la Psychologie médicale dans les drames de Shakspeare.