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liberté, se dispersant, à travers La ville, en bras et en ruisseaux, dont plusieurs avaient assez d’importance pour faire tourner des moulins, s’étalant en fossés et en maaes d’eau dormante, croupissant dans les bas-fonds. Presque chaque rue était bordée de fossés mal curés, où l’eau ne circulait pas et débordait sans cesse. Des porcs et des oies s’ébattaient à plaisir parmi toute cette humidité dégouttante. C’est l’image d’une bourgade sordide et malsaine. Au XVIe siècle, pour la première fois sans doute, la municipalité de Stratford s’alarma de ce fâcheux état de choses, et résolut d’y remédier par des arrêtés de police. Elle prétendait empêcher au moins que les ordures et les détritus de toutes sortes fussent jetés directement à la rue, ou au fossé, ainsi que les bourgeois de Stratford en avaient la séculaire habitude. Ou créa donc des dépôts d’ordures, où chaque habitant reçut ordre de porter chaque jour les résidus de la vie domestique. La chose n’alla pas toute seule et nous apprenons notamment que John Shakspeare n’y mit point d’empressement. Il fut condamné en avril 1552 pour avoir négligé de porter ses ordures au dépôt municipal, et avoir laissé se former devant sa maison une véritable sentine. Il était d’ailleurs sans excuse, nous dit-on, car le dépôt public était à peine à un jet de pierre de sa porte. Mais il fit comme les autres, et L’histoire locale nous informe que, deux siècles plus tard, on condamnait encore les citoyens de Stratford aux mêmes amendes pour les mêmes contraventions, sans plus de succès. La ville était et resta longtemps déplorablement sale.

Cette amende de douze pence nous donne une peu flatteuse idée des lieux où va paraître William Shakspeare. Elle nous apprend beaucoup sur son enfance, sur les jeux aquatiques et malpropres où elle dut se passer. La vérité est ainsi faite : il est rare qu’elle s’accorde avec les images poétiques que l’on se crée.

Le commerce de John Shakspeare fut longtemps prospère. Il ne se bornait pas à faire et à vendre des gants. Les professions n’étaient pas si exactement définies, ni la séparation des métiers bien absolue. Comme les autres gantiers de Stratford, John étendait son commerce autour de son métier principal. Des gants il passait aux cuirs, aux peaux, des peaux aux animaux mêmes, aux moutons, au bétail. Il revenait ainsi à son origine paysanne, et, resté en rapport avec son frère et les fermiers de son village natal, il achetait et vendait des grains. La spéculation sur les grains occupait d’ailleurs toute la ville : les greniers et les granges y étaient presque aussi nombreux que les maisons. John Shakspeare fut heureux. Il gagna de l’argent, et put acheter, en 1556, « deux petites maisons libres de redevances. » Il gagna aussi de la considération, et