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du peuple, aussi efficaces que le mariage même. Les écrivains ecclésiastiques se sont plaints souvent de cet abus. Quelques-uns plus tolérans, comme l’évêque Watson, qui écrivait en 1558, admettent que les fiancés « sont parfaitement mariés ensemble, quoique, — ajoute-t-il naïvement, — leur mariage à la face de l’église, par le ministère d’un prêtre, ne soit pas superflu. » Il y avait là assurément une tolérance usuelle, dont il me paraît juste d’étendre le bénéfice à la mémoire de Shakspeare. On sait d’ailleurs combien sont larges encore aujourd’hui, en Angleterre, les idées courantes en matière de mariage, et le peu de souci qu’on y prend des formes, quand le consentement mutuel est certain. L’histoire de Gretna-Green est d’hier.

Quoi qu’il en soit, il est certain que le mariage était mal assorti, et que le bonheur conjugal, s’il exista, ne fut pas de longue durée. Trois ans après son mariage, William quitta Stratford, et pendant les longues années de son séjour à Londres, il est peu probable que sa femme ait jamais été le rejoindre. Mais, pendant même les trois ans qu’ils passèrent ensemble, la tradition ne veut pas qu’ils aient été des époux bien unis, ni que William ait montré des qualités de ménage que son âge ne comportait guère.

Le biographe Rowe, qu’on trouve, le plus souvent, prudent et bien renseigné, place ici une histoire qui doit être vraie et qu’on ne peut rejeter. Le jeune Shakspeare ne fréquentait point la bonne société, mais vivait de compagnie avec les vauriens et les jeunes étourdis. La bande se livrait au braconnage et s’en trouva mal. Un gentilhomme campagnard, sir Thomas Lucy, de Charlecote, qui tenait sans doute la chasse plus encore pour un privilège nobiliaire que pour un divertissement, fit poursuivre les mauvais garçons qui dérobaient ses cerfs et ses lapins. Shakspeare, qui n’était peut-être pas bien coupable, le devint, aux yeux de sir Thomas, par une ballade satirique qui courut le pays et fit beaucoup rire aux dépens du gentilhomme. Sir Thomas, qui eut peut-être pardonné les lapins, ne pardonna pas la satire ; l’autorité d’un seigneur était redoutable en tous lieux, mais surtout en un canton rural reculé, loin de toute publicité et de toute autorité supérieure. La famille prit peur ; le jeune coupable, dont l’humeur indépendante devait se fatiguer d’ailleurs de la plate vie de province, se laissa effrayer. Shakspeare prit la fuite et quitta tout, laissant trois enfans derrière lui, car deux jumeaux venaient encore de lui naître, son fils Hamnet et sa fille Judith.


II

Chassé de son pays par un méfait auquel on aime à trouver une couleur littéraire, entrant dans la vie d’homme par une voie