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III

Le 3 mars 1592, les « serviteurs » de lord Strange, sous la direction de l’acteur Henslowe, jouaient, dans un théâtre qui se trouvait au sud de la Tamise, un drame dont le sujet était tiré de la vie du roi Henry VI. Il est fort vraisemblable qu’il s’agit ici du premier Henry VI, qui serait ainsi le premier drame représenté de Shakspeare. Ce drame, tiré des chroniques de Holinshed, fut remanié et augmenté par Shakspeare plutôt qu’écrit par lui. Il obtînt un immense succès. Nash, qui écrivait au mois de juillet, assure que plus de 10,000 spectateurs avaient vu déjà Henry VI.

Le succès attire toujours l’envie ; Shakspeare en goûta l’amertume. La méchante attaque d’un confrère jaloux, Robert Greene, est le premier témoignage que nous ayons de l’importante situation qu’avait subitement conquise Shakspeare. On n’envie que les gens enviables, et ce devait être déjà un personnage de quelque importance que celui dont Greene a écrit : « Il y a un parvenu, un corbeau embelli de nos plumes, qui, « avec un cœur de tigre sous une peau d’acteur, » se croit aussi capable que le meilleur d’entre nous d’enfler un vers blanc, et, n’étant qu’un vrai Johannes factotum, se croit, dans sa pensée, le seul « secoueur de scène » de ce pays. » Il s’agit assurément de Shakspeare et d’Henry VI. En effet, Greene s’indigne de voir un acteur, « embelli des plumes » des auteurs, aspirer lui-même aux succès dramatiques : il parodie un vers de Henry VI : O cœur de tigre caché sous une peau de femme ! » Il joue même sur le nom du jeune poète, l’appelant Shake-scene (secoueur de scène), au lieu de Shake-speare (secoueur de lance). Par l’effet de ce mauvais calembour, personne, au XVIe siècle, ne put s’y tromper.

Shakspeare ne s’y trompa pas, et il parait qu’il se trouva blessé. En effet, Greene étant mort sur ces entrefaites, l’éditeur Henry Chettle crut devoir un peu plus tard s’excuser auprès de Shakspeare, dans un livre dont il était lui-même l’auteur. Par les termes dont il se sert, on aperçoit, pour la première fois, que Shakspeare, à travers les aventures de sa vie irrégulière, avait su s’assurer quelque considération : « J’ai pu moi-même, dit Chettle, reconnaître la civilité de ses façons et son excellence dans sa profession ; de plus, diverses personnes respectables m’ont rapporté la droiture de ses procédés, ce qui prouve son honnêteté, et la grâce facétieuse de ses écrits, ce qui prouve son art. » Il courait sans doute déjà quelque copie manuscrite de ses poèmes, au moins de Vénus et Adonis, qui allait voir le jour.

C’est un enfant de Stratford qui imprima le premier poème de