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maison dans Henley-Street, une maison à Londres, dans le quartier de Blackfriars, enfin « toutes mes granges, étables, vergers, jardins, terrains et droits, dans les villes, villages, hameaux, champs et terres de Stratford-sur-Avon, Oldstratford, Bishopton et Welcombe. »

La liste des legs mobiliers comprend le nom de tous ses parens et amis ; le total des legs en argent est de 473 livres sterling 11 shillings 4 pence, c’est-à-dire, en calculant comme je l’ai déjà fait, près de 40,000 francs de notre argent. Outre les sommes d’argent, il désigne peu d’objets particuliers ; pourtant Judith sa fille devait avoir sa tasse de vermeil, à laquelle il semble attacher une valeur particulière ; son gendre Hall héritait de ses bijoux, et sa petite-fille Elisabeth, de son argenterie.

On s’est souvent étonné du legs, en apparence dérisoire, que Shakspeare fit à sa femme. « Item, je lègue à ma femme mon second meilleur lit, avec la fourniture. » C’est la seule mention d’Anne Hathaway qui soit faite au testament, et l’on peut croire que, devant la mort même, la pauvre femme délaissée n’avait pas trouvé grâce aux yeux de son époux. Ici, du moins, il faut savoir gré à la pieuse diligence des critiques, et reconnaître qu’ils ont lavé Shakspeare de la méchante intention qu’on lui prête. Shakspeare n’avait pas lieu de léguer aucun bien à sa femme, puisqu’un douaire, suivant la loi, devait assurer son existence. Le legs d’un objet particulier, quel qu’il fût, était toujours regardé comme une preuve d’affection. On a vu des testateurs laisser un objet aussi humble qu’une paire de bottes, sans avoir voulu par là offenser le légataire. Mais un lit était une importante pièce de mobilier ; les lits du moyen âge étaient pompeux, artistement sculptés ; c’était un des plus précieux meubles de la maison, et le second lit n’était autre que le lit conjugal, le premier étant un lit de parade, destiné aux étrangers. On voit qu’il ne faut jamais se hâter de juger les actions des temps passés avant d’en connaître parfaitement les coutumes.

À ces derniers momens de sa vie, Shakspeare n’avait pas oublié le théâtre. Les vieux compagnons de travail et d’aventure étaient présens à sa pensée, Richard Burbage, John Heminge, Henry Condell, « my fellows, dit-il, mes camarades. » Il leur lègue à chacun 26 shillings, « pour s’acheter des anneaux. » Ce souvenir, si délicat, nous en apprend beaucoup sur Shakspeare et sa vie au théâtre ; c’est un attribut de noblesse qu’il laisse, un anneau, en mémoire de cette profession dramatique, qu’il avait tant fait pour ennoblir.

Il mourut le 23 avril 1616. On l’enterra avec honneur, comme bourgeois notable, et surtout comme fermier des dîmes, dans le chœur de l’église paroissiale, sous une pierre, avec cette inscription, qu’il avait composée lui-même : « Bon ami, pour l’amour de Jésus,