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d’autre passage. C’est encore à Midhat qu’on doit ce qui existe. Seulement, l’orage a fait tous ces dégâts il y a un mois déjà, et on ne travaille pas à les réparer. Cela ne semble pas indiquer un empressement très grand de la part de la Bulgarie à faciliter les relations avec la Serbie. Il est vrai que récemment encore on se trouvait ici en Turquie, et cela explique tout.

Nous laissons souffler un moment des chevaux devant un cabaret, la seule demeure humaine que nous rencontrons durant les cinq heures que dure le trajet dans cette gorge sinistre. Nous y entrons pour prendre un petit verre de slivovitza (eau-de-vie de prune). Je crois pénétrer dans une caverne. Sous les pieds, la terre battue est couverte d’os et de débris de toute espèce ; la charpente, les poutres et le toit sont noircis par la fumée et la suie que dégorge un poêle en fer sans cheminée et sans issue au dehors. Ni chaise, ni table ; quelques escabeaux grossiers ; sur les murs en moellons crus, aussi noirs que le reste, pendent des peaux de moutons récemment écorchés ; elles répandent une odeur infecte. L’hôte et sa femme sont couverts d’une couche de bistre aussi foncée que leur taudis. Ils vivent ici, dans ce désert farouche, de deux arpens plantés en maïs et du produit d’un petit troupeau de moutons et de porcs qui paissent dans les montagnes voisines. Ce sont aussi des Tzintzares, et l’on prétend qu’ils ont 100,000 francs à eux. On a raison de dire que le Tzintzare est aussi économe que laborieux. Un peu plus loin je ramasse, le long du chemin, une grosse tortue qui va devenir notre compagne de voyage. Je m’étonne de la trouver dans une région aussi élevée, mais le cocher me dit qu’elles ne sont pas rares ici.

Nous arrivons enfin au col du Dragoman. La route abandonne le torrent que nous avons suivi jusque-là et monte en zigzags très railles. La végétation devient plus maigre. Les rochers, nus et couleur de sang, manquent de grandeur. Aucune belle montagne ne profile ses arêtes ; l’aspect est désolé et morne. Arrivé au sommet, je m’attends à redescendre la pente opposée ; mais point : un vaste plateau se déroule devant nous à perte de vue. Ce n’est pas un pâturage, mais une terre en friche. Cependant, de distance en distance, quelques parties sont emblavées en maïs. Le long de la route, pas une habitation à voir ; seulement, très loin, dans le repli d’un relèvement de rochers qui borde la plaine vers le nord, j’aperçois quelques toits de chaume : c’est là que vit cachée la population. Dans cette laide et triste solitude, un objet tout à coup se présente qui rappelle la civilisation sous sa forme la plus charmante : c’est une fontaine en marbre blanc où sont gravés des versets du Coran. Deux petites filles, venues je ne sais d’où,