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sert de pavement, point d’autres meubles que des tables et des bancs de bois ; dans un coin, à l’abri d’un grillage, comme un caissier dans une banque, on entrevoit l’aubergiste, et, sur des rayons, des verres à côté de quelques bouteilles de slivovitza et de raid. Dans la chambre commune destinée aux voyageurs qui logent, absolument rien, sauf quelques planches mal jointes, en l’orme de banc, le long du mur : c’est là qu’on peut s’étendre pour la nuit dans son manteau. Ce n’est que dans les montagnes de la Galice, en Espagne, que je me rappelle avoir rencontré des posadas isolées aussi dénuées de tout que l’est ce han de Slivnitza. Si je rapporte ces détails, c’est pour montrer dans quel état l’administration ottomane a laissé la route principale de cette région. Celle qui réunit Sophia au Danube à Lom-Palanka, par Berkovitch, n’est pas plus facile ni mieux pourvue de ce qu’il faut aux voyageurs. Il est vrai qu’ils sont rares : depuis la frontière serbe jusqu’ici, nous n’avons rencontré ni voiture, ni chariot, ni piéton, littéralement personne.

De Slivnitza, la route se dirige vers Sophia, en ligne droite. Quoiqu’elle traverse une plaine parfaitement horizontale, elle est très mal entretenue. Quand déjà, l’obscurité venue, nous apercevons au loin les lumières de la ville, nous sommes arrêtés net : un gros ruisseau qui se creuse un lit dans le sol argileux, entre des berges à pic, a emporté le pont, et nous nous apprêtons à passer la nuit dans notre voiture, quand le cocher découvre un gué, plus bas, dans la prairie. Nous n’arrivons à Sophia qu’à onze heures du soir. Là, après une longue journée de seize heures de voiture, je puis me reposer, en jouissant de tout, le confort de l’hospitalité française la plus exquise. M. Queillé avait mis à ma disposition, en attendant son arrivée, sa maison, son domestique et son cheval. Après ce rude passage des Balkans et ces habitations semblables à des autres, se trouver transporté tout à coup dans un intérieur d’artiste, avec des tapis d’Orient à terre et aux murs, des tentures de Perse, des trophées d’armes rares, des aquarelles, des tableaux, des livres, tous les raffinemens de la vie parisienne, c’était vraiment un rêve.

L’indestructible vitalité de la nationalité bulgare s’est révélée surtout dans sa résistance à l’hellénisation. Ceci est un très important chapitre de l’histoire de ces pays-ci. Après la conquête ottomane, l’église bulgare, auparavant autonome, avait perdu son indépendance. Elle resta jusque tout récemment soumise au patriarche grec de Constantinople. Le Phanar exploitait la Bulgarie d’après les mêmes procédés que la Bosnie. La Porte accordait au plus offrant le pontificat suprême de l’église orientale, qui, pour rentrer dans ses avances, vendait les sièges épiscopaux. L’évêque, à son tour,