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Farnèse n’avait point d’argent. « J’avais toujours pensé, écrivait-il au roi, que Votre Majesté me donnerait tout le nécessaire et même le superflu et ne me limiterait point au-dessous de l’ordinaire. Je ne supposais pas, quand il était si important d’avoir de l’argent comptant, qu’on me tiendrait de court. » Il faisait de son mieux, achetait des bateaux, des munitions de guerre, mais, sur toute la côte, les croiseurs hollandais étaient les maîtres. Traverser la Manche sans être protégé par une flotte était une pure folie. L’effectif de l’armée avait été réduit de moitié par les maladies. Entre Dunkerque et Nieuport, Farnèse avait une flottille de transports, et il comptait la faire sortir dès que paraîtrait Santa-Cruz.

Le secret n’avait pas été si bien gardé que les agens de l’Angleterre ne connussent tous ces préparatifs : « Le prince de Parme, écrivait l’un d’eux, fait de grands préparatifs guerriers ; il va mettre en marche une grande armée et se prépare à un triomphe. » Il savait le nombre des pièces de velours achetées pour les soldats du prince, il avait vu les riches selles, les rapières, les épées, les lances de toutes couleurs, bleu et blanc, vert et blanc, rouge, les couvertures des mules du bagage, brodées d’or et d’argent ; il connaissait les tailleurs, les bijoutiers, les brodeurs qui travaillaient pour le grand Alexandre, mais beaucoup se figuraient que tout cet attirail de guerre et de triomphe serait dirigé contre la France. La comédie des négociations de paix continuait néanmoins : des conférences étaient ouvertes ; on consumait les mois et les mois en vaines formalités, en délais, en lenteurs calculées. Parme avait des doutes, il montrait l’invasion anglaise devenant chaque jour plus difficile et n’était pas entièrement rassuré du côté de la France. Il continuait pourtant ses préparatifs avec vigueur ; tout s’apprêtait pour la grande entreprise : de nouvelles levées étaient faites en Espagne, en Italie ; le fameux Tertio de Naples, fort de 3,000 hommes était arrivé. A la fin d’avril 1588, le duc avait une belle armée de 50,000 hommes dans les Pays-Bas et 300 transports ; mais il ne savait pas comment il ferait sa jonction avec la flotte, et il ne pouvait livrer son armée sans défense, en pleine mer, aux Anglais et aux Hollandais.

La grande Armada arriva dans la Manche dans les premiers jours d’août, et le duc de Medina-Sidonia envoya message sur message à Farnèse ; mais les Hollandais bloquaient toute la côte de Dunkerque à Flessingue. Sur la flotte espagnole on ne recevait aucune nouvelle, ou commençait à murmurer et à parler de trahison. Farnèse jouerait-il son propre jeu ? Voudrait-il partager la souveraineté des Pays-Bas avec Elisabeth ? Le bruit courut que Medina-Sidonia, dès qu’il verrait Farnèse, le ferait arrêter, l’enverrait en Espagne et le remplacerait par le duc de Pastrana.