Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passant devant cette porte entr’ouverte qu’on vient d’apercevoir le printemps au fond d’une cour de Berlin. C’est une surprise qui a du charme.

Il était naturel de croire que père, mère, oncle et filles, les Buchholz mèneraient à jamais une vie paisible et très obscure, en compagnie de leurs seringats et de leur pommier, que jamais ils n’auraient rien à démêler avec la célébrité. Il faut convenir, en effet, que leur intelligence est assez bornée, qu’ils n’ont rien fait de remarquable, rien inventé, qu’ils n’ont joué aucun rôle dans les événemens de l’histoire contemporaine ni dans la restauration de l’empire d’Allemagne. Leur existence se compose d’une infinité de petits riens, et quand du premier jusqu’au dernier ils viendraient tous à disparaître, la terre n’en tournerait ni plus vite ni plus lentement. Il n’est qu’heur et malheur ; ces braves gens ne cherchaient pas la renommée, la renommée est venue les chercher, et les voilà presque aussi célèbres en Allemagne que le maréchal de Moltke et le chancelier de l’empire.

Un écrivain d’un talent fort inégal, mais souvent heureux et parfois exquis, M. Julius Stinde, qui, sans être né à Berlin, a su pénétrer les secrets du caractère et du dialecte berlinois, s’est chargé de révéler les Buchholz à l’univers. Les trois volumes où il a raconté tout ce qui se passait dans la maison et dans le cœur de Mme Buchholz ont été lus avec avidité. Ce fut un grand succès de librairie ; vingt mille exemplaires furent enlevés en quelques semaines, les éditions succèdent aux éditions. Les critiques s’accordèrent à reconnaître que cette petite bourgeoise de la rue Landsberger était une figure aussi réelle, aussi vraie, aussi vivante que le fameux inspecteur Bräsig, point jadis avec autant d’amour que de franchise de touche par Fritz Reuter, le grand maître du roman plattdeutsch. Il ne se trouvait personne à Berlin qui ne l’eût rencontrée une fois ou l’autre, et qui une fois aussi n’eût cherché à l’éviter, car elle n’est pas toujours commode. Mais de tous les suffrages qu’a pu recueillir M. Stinde, le plus précieux assurément fut celui de M. de Bismarck, qui lui écrivait le 9 juillet de l’an dernier, pour le remercier du plaisir dont il lui était redevable et des agréables momens qu’il venait de passer dans la société de Mme Buchholz. Il espérait, ajoutait-il, que cette digne personne vivrait assez longtemps pour fournir à son biographe la matière d’un nouveau volume. Le vœu du chancelier a été exaucé, et le nouveau volume a paru. Les écrivains allemands comme ceux des autres pays aiment à tirer deux moutures du même sac, et la seconde ne vaut pas toujours la première.

Il y a quelques années, les Buchholz firent un voyage en Italie. M Carl Buchholz avait des rhumatismes, et le docteur Wrenzchen, qui depuis est devenu son gendre, lui ordonna une cure de soleil. Mme Buchholz avait entendu dire que l’Italie est un pays où les femmes ont de très beaux yeux et où les hommes portent toujours un stylet