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caractère de l’éloquence de Massillon et de celle de Fléchier, l’Oraison funèbre de Turenne et le Petit Carême, on voit les conséquences, et comment la prose française en dévia du courant où l’avaient autrefois guidée Pascal et Bossuet, l’Histoire des variations et les Provinciales. « L’art de choisir les mots, l’emploi des tours heureux, des constructions savantes, enfin tous les secrets de l’élégance et de l’harmonie, » qui sont précisément coque Villemain a vanté dans Fléchier, allaient l’emporter sur le reste ; — le reste, c’est-à-dire le souci de convaincre et de prouver, qui peut-être est la seule raison qu’il y ait d’écrire en prose. Il ne devrait être permis qu’aux poètes seuls de composa pour ne non dire, et les seuls romanciers ont le droit de n’écrire que pour « raconter. »

Nous ne manquons pas aujourd’hui de stylistes ni de rhéteurs, mais on entend quelquefois aussi des écrivains se vanter d’écrire sans aucune préoccupation ni prétention littéraire. Ils n’ont pas tout à fait raison mais ils n’ont pas tout à fait tort ; et il faut seulement savoir ce qu’ils veulent dire. S’ils veulent dire, en effet, qu’ils ont écrit sans ordre au hasard de la pensée, sans égard à la constitution du sujet qu’ils traitent, en confondant le naturel avec la négligence et l’allure du désordre lui-même avec l’originalité, il est évident qu’ils ont tort, et le lecteur se passera bien que je prenne ici la peine de le démontrer. Mais s’ils voulaient dire peut-être qu’il a existé, qu’il existe un art de surfaire la pensée ; des « élégances » et des « secrets, » — un peu bien publics aujourd’hui, — pour faire illusion sur sa maigreur et sur sa pauvreté ; des « tours heureux » pour lui donner une valeur qu’elle n’aurait pas d’elle-même, des « constructions savantes » pour en envelopper le vide et la banalité ; et qu’il faut mépriser cet art, ils auraient raison et cent fois raison. En fait d’ « élégances » il n’y en a que de fausses, les tours heureux ne le sont qu’autant qu’on les rencontre sans les avoir cherchés ; et pour les constructions, elles sont toujours assez savantes quand elles accusent naturellement le contour et le relief de l’idée. Toute recherche de style est vaine qui n’a pas pour unique objet d’amener l’idée au dernier degré de netteté qu’elle puisse recevoir.

Cependant, comme dit Pascal, « toutes les fausses beautés que nous blâmons dans les rhéteurs ont des admirateurs, et en grand nombre, » et toute une école, dans l’histoire de notre littérature, s’est fait, se fait encore gloire de les imiter. On y professe que le style se surajoute à l’idée pour lui donner un prix qu’elle n’aurait pas sans lui ; qu’il y a des figures, cataloguées dans les rhétoriques sous des noms grecs, la catachrèse et la synecdoque, l’hypotypose et la prosopopée, dont l’objet serait d’embellir ou d’orner le discours et que, quand on a dit tout ce que l’on avait à dire, il reste à trouver une