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Sobakiévitch, le frondeur universel, hargneux et mauvaise langue ; Nozdref, le viveur bruyant et vantard, toujours pris de vin, corrigeant volontiers la fortune « à cette table de jeu qui est la consolation de toute la Russie : » la dame Korobotchka, têtue et intéressée, refusant de comprendre le troc singulier qu’on lui propose, ramenant tout à son idée fixe : vendre son miel et son lard ; bonne femme, d’ailleurs, et scrupuleuse observatrice des règles de l’hospitalité ; elle n’oublie pas de demander à son hôte s’il a l’habitude qu’on lui gratte les pieds pour l’endormir ; feu son mari ne s’endormait jamais sans cela. C’est encore Manilof, une étude de niais comme nous en rencontrons souvent chez Gogol ; il aimait à travailler dans le gris, sur des êtres neutres, comiques par leur sottise plate. N’oublions pas l’amusant Pierre Pétouch, l’homme heureux, qui répond si drôlement à ceux qui s’ennuient chez lui : « Vous mangez trop peu, voilà toute votre affaire. Essayez seulement de bien dîner. L’ennui, c’est encore une invention qu’ils ont faite dans ces derniers temps. Autrefois personne ne s’ennuyait. »

Mais le plus curieux de ces types, le plus laborieusement calculé, c’est le héros du poème. Tchilchikof n’est pas, comme on pourrait le croire, un cousin de Robert Macaire, un vulgaire filou ; c’est un Gil Blas sérieux et sans esprit. Ce pauvre diable est né sous une mauvaise étoile : « La vie le regarda, dès le début, d’une fenêtre chargée de neige. » Fonctionnaire chassé de quelque bureau, il exploite sa trouvaille, dont il ne paraît pas sentir l’immoralité ; au fond, il ne fait de tort à personne, il compte bien mourir dans la peau d’un honnête homme ; exact et correct en toutes choses, il est sans portée et sans énergie quand on le sort de son affaire d’âmes mortes. Le signalement physique du personnage est purement négatif ; rien en lui que d’ordinaire et d’indéterminé. « Un monsieur ni beau ni laid, pas trop gros, pas trop mince ; on ne pouvait pas dire qu’il fût vieux, mais ce n’était plus un jeune homme… » Et tout le reste à l’avenant. Gogol s’efforce d’élargir le type pour y faire rentrer une série plus nombreuse d’individus, et nous devinons bientôt l’intention de l’auteur. Tchitchikof doit avoir aussi peu de personnalité que possible, car ce n’est pas tel ou tel homme qu’on veut nous montrer en lui : c’est une image collective, c’est le Russe, irresponsable de sa dégradation. Comme le héros principal, la plupart des louches comparses qui l’environnent ne sont pas foncièrement mauvais ; ce sont des produits nécessaires, excusables : produits de l’histoire, des mœurs publiques, du gouvernement, de toutes les fatalités qui déforment le busse ; car le Russe est un être excellent, corrompu par l’état social où il vit. Voilà la théorie sous-entendue dans les Ames mortes comme dans le Reviseur ; Tourguénef la reprendra dans les Récits d’un chasseur. Chez