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dont la masse informe, appuyée sur des roseaux, fait pitié au vrai philosophe ! »

La circonspection intellectuelle de Grimm était l’une des choses qui l’isolaient dans cette France du XVIIIe siècle, si avide d’affirmations. Mais il ne se dément jamais à cet égard. « En m’arrêtant de bonne foi à ce que je ne peux ni nier, ni comprendre, j’évite une foule d’inconvéniens, d’absurdités et de contradictions. » Grimm veut qu’on sache dire : Je ne sais pas ; et qu’on enseigne à la jeunesse « le grand art de douter. » Chacun ne lit-il pas dans le livre de la nature connue il peut, avec les yeux qu’il a reçus ? Et tout ne change-t-il pas avec les siècles ? » Je crains, suggère notre sceptique, qu’il ne vienne un temps où les termes favoris de la philosophie moderne soient aussi absurdes que le jargon de l’école péripatéticienne. Alors notre gravitation, noire attraction, nos forces centrifuges et centripètes, pourront paraître aussi barbares que les quiddités et les entéléchies de la philosophie scolastique, et le mot d’esprit que nous mettons à toute sauce jouera un aussi beau rôle que les facultés occultes. »

On devine ce que deviennent, avec cette méthode, la religion tant naturelle que révélée, et jusqu’au déisme de Voltaire, « Tout ouvrage démontre un ouvrier, mais qui vous a dit que l’univers est un ouvrage ? » » Le patriarche ne veut pas se départir de son rémunérateur vengeur ; il le croit nécessaire au bon ordre. Il veut bien qu’on détruise le dieu des fripons et des superstitieux, mais il veut qu’on épargne celui des honnêtes gens et des sages. Il raisonne là-dessus comme un enfant, mais comme un joli enfant qu’il est. »

La personnalité humaine ne résiste pas plus à cette analyse que les conceptions théologiques. Grimm permet bien qu’on dise avec Descartes : Je pense, donc je suis ; mais il lui déplaît qu’on dise : Il y a au dedans de moi un être qui pense. « Car qu’est-ce que c’est que cet être ? Il y a en moi moi, voilà tout ce que je sais clairement. Vous me demandez comment je pense ; je n’en sais rien, mais je ne sais pas mieux comment je digère, comment je marche, comment je dors. Pourquoi voulez-vous que je conçoive mieux la pensée que le mouvement ? N’est-il pas plus philosophique de dire : je l’ignore, que d’abuser de son imagination pour inventer des explications incompréhensibles et des mots qui ne signifient rien ? Vous me dites que la matière ne peut penser, mais connaissez-vous assez l’essence de la matière pour me dire quelles sont les propriétés qu’elle peut avoir de celles qu’elle ne saurait avoir ? »

Avec sa défiance de la métaphysique, Grimm est bien près de ce