Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/342

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Son ton est bourgeois, sa petite morale est lourde et triviale, sa monotonie est capable d’endormir l’homme le plus éveillé… Il me paraît manquer absolument de sentiment et d’élévation, deux qualités sans lesquelles je ne puis imaginer une bonne morale. »

Dans le portrait de d’Alembert, une sévérité qui étonnerait si l’on ne se rappelait le refroidissement du géomètre avec Diderot au sujet de l’Encyclopédie. Un très bon esprit, lisons-nous, et qui a un air de hardiesse, remplaçant par des raisonnemens et des règles didactiques le tact qui lui fait défaut dans les matières de goût. « Vous ne trouverez rien chez lui qui vous élève, qui vous touche, qui vous embrase. Il a peu d’idées, peu de vues, peu de profondeur de tête. Son style n’a point de caractère. S’il faut absolument assigner un rang à chaque auteur, je mettrais M. d’Alembert à côté de M. de Maupertuis. Sous un coloris chamarré, ou trouve un composé de petites vues fausses auxquelles il a su donner un air philosophique. »

Le meilleur moyen de mettre à l’épreuve l’intégrité littéraire de Grimm est de voir comment il parle de ses amis et de ses ennemis, de Diderot, par exemple, et de Rousseau. De Rousseau surtout, car, pour Diderot, l’amitié qui unissait le critique et le philosophe emportait évidemment beaucoup de favorable prévention. Il n’est pas aisé, cependant, de comprendre l’attrait que ces deux hommes éprouvaient l’un pour l’attire. Les différences de nature allaient, en effet, jusqu’au contraste : l’un, de première impulsion, bouillant, brouillon, brillant, volcan en éruption permanente, flamme et fumeuses vapeurs ; l’autre, au contraire, éminemment réfléchi, maître de lui-même, d’une exigeante raison. Peut-être chacun trouvait-il chez l’autre ce qu’il prisait d’autant plus qu’il en manquait lui-même, Grimm reconnaissant les vues de génie qui se faisaient jour dans les divagations de son ami, et Diderot comprenant le poids des objections qu’un scepticisme raisonné opposait à ses écarts d’imagination. Cette explication paraît, dans tous les cas, plus plausible que celle qu’on va répétant depuis Sainte-Beuve, et d’après laquelle Grimm, le plus français des Allemands, et Diderot, le plus Allemand des Français, se rencontraient à mi-chemin. Antithèse agréable, mais qui boite des deux côtés à la fois, car je ne vois vraiment ni ce qu’il y a de bien français dans le rédacteur de la Correspondance, ni ce qu’il y a de spécifiquement germanique dans l’auteur du Neveu de Rameau.

Est-il certain, au surplus, que Grimm ait surfait Diderot et que, dans le secret de sa pensée, il ne l’ait pas jugé plus posément que dans une Correspondance écrite, pour ainsi dire, à côté de lui ? Je sais bien que Grimm n’a que des éloges pour le Fils naturel, qu’il ne trouve rien à reprendre dans le Père de famille, mais