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réserve pour le poème de la Religion naturelle. C’est de l’enthousiasme, c’est de l’attendrissement. Il lance « l’anathème contre celui dont les yeux ne se rempliraient pas de larmes à la lecture d’un ouvrage qui fait tant d’honneur à l’humanité. » Décidément, il y a du philistin dans ce tempérament-là !

Nous n’avons pas à rechercher ce que pense Grimm du théâtre de Voltaire, les principales tragédies de celui-ci étant antérieures à la Correspondance. Il ne marchande pas trop l’éloge à l’Orphelin de la Chine et à Tancrède, mais pour les autres pièces qui se succédaient chaque année, il ne dissimule pas la décadence croissante qu’elles trahissent. La fausseté du ton et de la couleur lui rendent les Scythes insupportables, les Pélopides ne laissent pas même sentir la griffe du lion, et les Lois de Minos ne sont plus qu’un radotage.

Les ouvrages historiques de Voltaire sont, au commencement, traités avec peu de faveur. Le Siècle de Louis XIV est une ébauche légère qui laisse voir la hâte et le manque de soin. Les Annales de l’empire sont un ouvrage négligé et mal fait. L’Histoire de Pierre le Grand manque de caractère : « il semble que le crime dont l’écrivain s’est rendu coupable en déguisant la vérité par des réticences ait rendu sur son propre esprit et lui ait rendu son travail insipide. » Grimm avait donc l’air de penser que Voltaire n’était point fait pour le genre historique, lorsqu’en 1756 parut, sous sa forme avouée et complète, l’Essai sur les mœurs des nations. Aussitôt changement subit et total : l’admiration ne connaît plus de bornes ; on dirait un croyant parlant des livres saints. Voltaire aura la consolation d’avoir « édifié tous les gens de bien, réuni les suffrages de tous les cœurs sensibles, et, en mille endroits, fait venir les larmes aux yeux. » Toujours des larmes, on le voit ; il faut que ces gens aient en les voies lacrymales autrement faites que nous[1].

Grimm, à l’égard de Voltaire, est comme la postérité elle-même ; il reste jusqu’au bout balancé, entre l’admiration et l’éloignement, sans qu’on puisse dire lequel finit par l’emporter. On ouvre la Correspondance et l’on trouve Voltaire représenté comme le plus bel esprit du siècle, le plus redoutable ennemi de la sottise, le premier homme de la nation, celui qui, dans un temps ingrat et stérile, soutient presque seul la réputation de la France en Europe ; nous continuons et, dans les mêmes volumes, aux mêmes dates, nous voyons le même écrivain accusé de toutes les faiblesses, pour ne pas dire de

  1. Grimm, dans une lettre à la duchesse de Saxe-Gotha, se plaint d’avoir trouvé le Traité sur la tolérance de Voltaire trop amusant ; « c’est là mon grand grief, écrit-il, je l’ai lu d’un œil sec d’un bout à l’autre, et je ne pardonnerai jamais à un auteur de traiter ce sujet sans me faire fondre en larmes. »