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la maigre pension d’usage, sous prétexte que J.-S. Bach, « grand musicien peut-être, » n’avait été qu’un détestable pédagogue. Un médiocre sonnet de Telemann, une notice nécrologique insérée dans la bibliothèque musicale de Mizler par les soins de Philippe-Emmanuel Bach et d’Agricola, son condisciple, c’est à quoi se réduisit, ou peu s’en faut, le tribut payé par les contemporains au maître de la Passion. Lorsqu’après eux, ses fils, héritiers de ses hautes facultés musicales, eurent disparu à leur tour, le silence se fit autour de cette grande mémoire. Les manuscrits de Jean-Sébastien partagés entre ses nombreux enfans, furent vendus à vil prix, sa tombe même disparut dans un bouleversement du cimetière, sa veuve tomba dans le plus complet dénûment ; Régina-Suzanna, la dernière de ses filles, aurait été réduite à mendier sans l’aide de Beethoven, qui lui délégua le produit d’une de ses œuvres, et de Rochlitz, qui ouvrit pour elle une souscription dans la Gazette musicale de Leipzig.

L’Allemagne, si prompte à nous reprocher notre indifférence pour ses musiciens illustres, oublie trop qu’elle-même a laissé disperser les cendres de Bach et de Mozart et qu’elle a mis cent ans à reconnaître le génie du père de la musique allemande. Bach, de son vivant, n’a été apprécié à sa valeur que comme organiste. Certes, la foule venait l’entendre de fort loin et s’en retournait émerveillée. Exécutant hors ligne et improvisateur incomparable, Jean-Sébastien, du thème le plus ingrat, tirait un monde. Il lançait en se jouant, sur les pédaliers rudimentaires de son époque, des traits devant lesquels pâlissent les organistes d’aujourd’hui. La richesse et l’imprévu de ses accompagnemens du chant liturgique allaient jusqu’à déconcerter les fidèles. Mais ses grandes compositions chorales et instrumentales, restées pour la plupart manuscrites, ne franchirent jamais l’étroite enceinte de la chapelle ou du temple pour lesquels elles étaient spécialement composées. Comme il avait pris l’habitude de célébrer chaque solennité par une œuvre nouvelle, choral, motet, oratorio ou cantate, on les entendait rarement plus d’une fois et le public n’en gardait nécessairement qu’un souvenir vague, La cérémonie terminée, elles allaient s’enfouir en bon ordre dans les profondeurs de quelque mystérieux placard pour y attendre en paix le jour de la résurrection bienheureuse. Le premier en date des biographes de Bach, Forkel, qui fut l’ami de ses fils et qui écrivait cinquante ans après sa mort, n’a pas connu la moitié de son œuvre, il dit à peine un mot des cinq Passions, qu’il n’a certainement jamais entendues ; il ne cite que douze fugues d’orgue sur les vingt-neuf que nous possédons. Des deux cent cinquante cantates d’église, quatre-vingts sont perdues. La Passion selon saint Mathieu,