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en dis, les grands, les petits, les savans, les ignorans, les hommes faits, les enfans, les littérateurs, les gens du monde, vous le diront comme moi ; il plaît également à tous. »

La date de cette lettre à Falconet (1767) m’avertit que nous nous éloignons de l’époque à laquelle nous nous étions arrêtés, et me rappelle la distinction que j’ai cru devoir faire dans la vie de Grimm. Dans les premiers temps de son attachement à Mme d’Épinay et lorsqu’il est encore tout entier au labeur de sa Correspondance littéraire, nous avons l’homme que j’ai cherché à définir plus haut, ferme, concentré, aimable au besoin, mais pesant sur les autres du poids de sa supériorité de caractère. A quoi il faut ajouter de l’instruction, le goût sain et l’esprit juste. Il a triomphé d’une assez grande paresse naturelle et est devenu laborieux à force de volonté. L’impression qu’il nous fait est celle d’un homme de doctrines, de principes, et qui juge de haut. Est-ce à dire que cette correction qui va jusqu’à la sécheresse, que cette indépendance qui va jusqu’à la dureté soit incompatible, comme se le figure Mme d’Épinay dans le portrait qu’elle nous a laissé de son ami, « avec l’aisance, la souplesse et la dextérité qu’il faut dans la conduite des affaires ? » Loin de là, ou, s’il y a incompatibilité, ce sont ces dernières qualités qui chasseront les autres. La souplesse que sa maîtresse lui refuse, Grimm va l’acquérir. Il va bientôt se montrer diplomate, courtisan, complaisant. Il était connu pour être fier, il deviendra habile. On lui reprochait la sauvagerie, nous allons être tentés de lui trouver trop d’entregent. Je ne sais de contraste plus complet que celui de la jeunesse et de l’âge mûr de cet Allemand frotté de Français.

L’attachement pour Mme d’Épinay, on ne peut se le dissimuler, souffrit ou du moins se transforma dans cette crise de virilité. Les lettres de Diderot à Mme Voland nous montrent Grimm se relâchant à la fois de la sévérité de ses principes et de la tendresse pour celle dont il avait fait la compagne de sa vie. Mais ce sont là des passages qui appartiennent de droit à notre biographie. Nous sommes dans l’automne de 1760, l’année qui suivit le retour de Genève, et lorsque Grimm était déjà entré dans la voie des fonctions publiques. On était à trois seulement à la Chevrette. Diderot raconte la manière dont se passe la journée, et parlant de ses deux amis : « Que font-ils ? Le matin, il est seul chez lui où il travaille ; elle est seule chez elle où elle rêve à lui. » Quelques jours plus tard, la jolie scène du portrait : « On peint Mme d’Epinay en regard avec moi ; c’est vous dire en un mot à qui les deux tableaux sont destinés. Elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée comme si elle regardait de côté ; ses longs