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réguliers : l’habitude, les intérêts communs, l’estime mutuelle, prirent peu à peu la place de la passion et de ses agitations. Mme d’Épinay cessa de s’inquiéter des paradoxes de Grimm et elle s’habitua aux longues absences qu’entraînaient ses voyages. N’avait-il pas sa fortune à faire et ne devait-il pas chercher au loin les relations utiles ? On est heureux d’ajouter que Grimm resta l’appui de son amie dans les travers d’une vie fort éprouvée, et qu’il reporta sur la fille et la petite-fille l’affection qu’il avait éprouvée pour la mère. Les désordres de M. d’Epinay produisirent catastrophe sur catastrophe ; le scandale de ses dettes lui fit perdre sa ferme générale ; mais la leçon ne le guérit pas et il fallut l’interdire. Les mesures de l’abbé Terray atteignirent Mme d’Épinay, à qui il n’était resté que 8,000 livres de rente, et que ce nouveau coup acheva, ou peu s’en faut, de dépouiller. « Bonjour, madame, lui écrivait un de ses amis en raillant la sérénité avec laquelle elle supportait ses malheurs, et souvenez-vous bien de ne pas vous croire trop heureuse d’être ruinée. » La philosophie était ici d’autant plus méritoire que ses enfans étaient restés à sa charge dans le naufrage de la fortune conjugale, que son fils, à peine entré dans la vie, montra les mêmes goûts de dépense que le père et dut à son tour être secouru, enfin qu’elle avait une fille à marier. Heureusement que Pauline était charmante et qu’un oncle avança, pour la dot, 30,000 livres remboursables sur les revenus des biens affectés au paiement des dettes de M. d’Épinay. Pauline, qui n’avait que quinze ans, épousa un homme plus âgé qu’elle de vingt-cinq, un beau parti d’ailleurs, le vicomte de Belsunce, gentilhomme de Navarre, où il avait un château et remplissait féodalement les fonctions de grand bailli d’épée. Mme d’Épinay, malgré son état habituel de maladie, vécut encore assez longtemps après ce mariage ; elle mourut en 1783, un an après son mari. Ce fut Grimm qui se chargea du sort d’Emilie, la fille des Belsunce, pour laquelle il s’était pris d’une affection toute paternelle. Il se préoccupa de bonne heure de son établissement, travailla à lui créer une petite fortune, y intéressa l’impératrice Catherine, et finit par la marier au comte de Bueil.

Le désir d’être à peu près complet dans une biographie qui n’avait pas encore été écrite ne me permet pas de clore le chapitre de la vie privée et de la vie littéraire de Grimm sans y faire entrer le récit d’une imprudence et le souvenir d’une mystification. L’imprudence fut causée par un accès d’humeur satirique. Diderot venait de donner au théâtre ses deux pièces, le Fils naturel et le Père de famille. Ses ennemis ayant répandu le bruit qu’il en avait pris le sujet dans Goldoni, Deleyre et Forbonnais crurent ne pouvoir mieux le justifier qu’en traduisant les comédies de l’auteur italien. Grimm paraît s’être chargé de la publication et avoir saisi cette occasion pour exercer