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mesure que je me prêtais à ses désirs, il exigeait toujours autre chose que ce que je faisais. J’aurais bouleversé toutes mes correspondances, au risque de lui faire perdre tous ses suffrages, que je n’aurais certainement pas obtenu le sien. Mais je suis têtu, et après avoir été quelque temps malheureux de ce tatillonnage et m’être bien convaincu ensuite de l’impossibilité de lui plaire, j’ai pris mon parti d’aller toujours mon chemin sans penser qu’il y a un Frédéric, la terreur de l’Europe, au monde. Ce qui me mettait à mon aise, c’est que le roi n’avait jamais accordé la moindre récompense à ce travail, et certainement, après m’en avoir refusé la plus précieuse, celle que j’ambitionnais le plus, son approbation, il n’était pas en état, tout roi qu’il est, de me le payer. Enfin, après avoir été tâté de toutes les manières depuis trois ans, j’ai reçu l’ordre de cesser mes envois, il y a environ six semaines. Cet ordre, accompagné de tout plein de complimens, m’a délivré d’un fardeau de cent milliers pesant… Il faut se consoler de tout dans ce monde. Un parti très bien pris de ma part mettra le roi hors d’état de me payer, et il aura plus tôt réuni la Bohême et la Moravie à ses possessions que d’avoir réussi à me rembourser les frais des copies[1]. »

Le plus amer était que Frédéric faisait des différences et qu’il donnait parfois. Ce n’est pas sans quelque dépit, sans quelque envie peut-être, que Grimm, parlant de d’Alembert dans une de ses lettres et du goût du roi de Prusse pour ce philosophe, rappelle que le prince lui faisait depuis six ans une pension de 1,200 livres, pension, ajoute-t-il, qui a été exactement payée pendant la guerre.

Grimm ne fit la connaissance personnelle de Frédéric que quelques années plus tard, dans son grand voyage d’Allemagne de 1769. Il semble que les préventions du souverain contre l’écrivain disparurent quelque peu dans cette entrevue. « Le roi de Prusse l’a arrêté trois jours de suite à Potsdam, écrit Diderot au retour de son ami, et il a eu l’honneur de causer avec lui deux heures et demie chaque jour. Il en est enchanté, mais le moyen de ne pas l’être d’un grand prince quand il s’avise d’être affable ? Au sortir du dernier entretien, on lui présenta de la part du roi une belle boîte d’or. » Grimm se garda de laisser tomber des relations ainsi engagées ; nous le trouvons, à partir de ce jour, en correspondance avec Frédéric, une correspondance intermittente, mais qui dura jusqu’à la mort du roi. Si toutes leurs lettres n’ont pas été conservées, il en reste cependant assez pour juger du ton qui y régnait. Ce ton n’est pas précisément celui

  1. Lettre du 15 juillet 1766. (Donnée par M. Walluer dans l’ouvrage intitulé Briefwehsel der grossen Landgräfin Caroline von Hessen, 1877, t. II, p. 425.)